par Kishore Mahbubani*, Singapour
Source : Horizons et débats
Zurich, 10 mais 2022
L’Occident a été très prompt à condamner l’invasion de l’Ukraine comme contraire au droit international. Cependant, la réflexion sur la question quand cette guerre a réellement commencé prendra décidément plus de temps. Et encore une fois plus de temps semble-t-il coûter pour que l’Occident commence à réfléchir aux raisons pour lesquelles le «reste» du monde – qui représente tout de même la grande majorité de la population mondiale – observe la guerre d’un tout autre point de vue que «l’Occident». Kishore Mahbubani fait partie de ceux qui rappellent, depuis des années, que la mentalité de domination occidentale mène à une impasse et que la coopération des humains est une forme bien plus appropriée d’approche des problèmes qui nous défient sur le plan mondial. Au fur et à mesure que la politique occidentale comprendra cela, la transition vers un monde multipolaire (qui est en cours et ne se laissera pas arrêter) et les pertes de vies humaines qui sont finalement dues à ce manque de réalisme se réduiront. Une politique occidentale par contre qui se considère encore comme supérieure, unique et indispensable – et qui se croit autorisée à tuer parce qu’elle, et elle seule, représente «les bons» – entraînera davantage de souffrances encore. Aujourd’hui déjà, le bilan des victimes se compte en millions.
Erika Vögeli
La loi d’airain de la géo-politique
L’invasion russe de l’Ukraine est illégale et doit être condamnée par la communauté internationale. Et elle a été condamnée. En tant qu’ancien ambassadeur auprès des Nations unies, je comprends et soutiens pleinement la nécessité de protéger les principes de la Charte des Nations unies. Pourtant, en géopolitique, nous devons toujours faire deux choses simultanément. Nous devons moraliser et nous devons analyser. Etant donné que la géopolitique est un jeu cruel et qu’elle suit la logique froide et impitoyable du pouvoir, nous devons être froids, dépourvu de passions et impitoyables dans notre analyse. La seule loi d’airain de la géopolitique est qu’elle punit ceux qui sont naïfs et ignorent sa logique froide.
Aurions-nous pu prédire cette guerre en Ukraine? Et aurions-nous pu l’empêcher? La réponse simple à ces deux questions est oui. En effet, de nombreux hommes d’Etat occidentaux de premier plan ont correctement prédit ce désastre en Ukraine.
Une politique méprisant les sérieux avertissements de leurs maître-penseurs
George Kennan est probablement le plus grand penseur stratégique que les Etats-Unis aient connu au XXe siècle. Il a élaboré la célèbre stratégie de l’endiguement qui a finalement permis de vaincre l’Union soviétique. Il est décédé le 17 mars 2005.
Le 21 février 2022, le célèbre correspondant du «New York Times», Tom Friedman, a longuement relaté ce que George Kennan lui avait dit en 1998. Interrogé sur l’impact de l’expansion de l’OTAN dans les anciennes zones de l’Union soviétique, il a déclaré, avec beaucoup de prescience: «Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière assez négative et cela affectera leurs stratégies. Je pense que c’est une erreur tragique. Rien ne le justifiait. Personne ne menaçait personne d’autre. Cette expansion ferait se retourner dans leurs tombes les pères fondateurs de ce pays.»
Pourquoi l’OTAN a-t-elle donc continué à s’étendre malgré les avertissements clairs de George Kennan? D’une certaine manière, la bonne réponse a également été approuvée par George Kennan. Le 1er décembre 1997, le célèbre et légendaire rédacteur en chef du magazine The National Interest, Owen Harries, a écrit un article expliquant pourquoi l’expansion de l’OTAN n’était pas judicieuse, puis a donné les raisons pour lesquelles elle se produisait. Il citait plusieurs raisons, mais permettez-moi de ne citer que les deux premières: «la force du vote américano-polonais, ainsi que celui d’autres Américains d’origine d’Europe centrale et orientale» et «les énormes intérêts acquis – carrières, contrats, consultations, expertise accumulée – représentés par l’establishment de l’OTAN, qui avait maintenant besoin d’une nouvelle raison et d’un nouvel objectif pour justifier la poursuite de l’existence de l’organisation».
En bref, les intérêts politiques intérieurs à court terme consistant à gagner des électeurs et les intérêts économiques étroits l’emportaient sur la sagesse géopolitique. Immédiatement, après qu’Owen Harries ait publié cet article, George Kennan a immédiatement écrit une lettre approuvant tous les points soulevés par Owen Harries. Il a dit: «C’était à certains égards une surprise parce que certains de vos arguments majeurs étaient ceux que j’avais moi-même avancés, ou que je voulais avancer, mais je ne m’attendais pas à les voir si bien exprimés par la plume de quelqu’un d’autre.»
Le point heurtant dans le projet d’élargissement de l’OTAN est le fait que de nombreux penseurs américains de premier plan, tant libéraux que conservateurs, s’y sont opposés, notamment Paul Nitze, James Schlesinger, Fred Ikle, John Mearsheimer, Jack Matlock, William Perry, Stephen Cohen, Bill Burns, Vladimir Pozner, Bob Gates, Robert McNamara, Bill Bradley, Gary Hart, Pat Buchanan, Jeffrey Sachs et Fiona Hill.
Kissinger: «La Russie conteste catégoriquement tout tentative
de la dissocier de l’Ukraine !»
Le plus grand penseur stratégique vivant aux Etats-Unis aujourd’hui est Henry Kissinger. Il ne s’est pas opposé à l’élargissement de l’OTAN aux anciens Etats du Pacte de Varsovie d’Europe orientale. Mais il a vivement conseillé de ne pas admettre l’Ukraine dans l’OTAN. En bon étudiant d’histoire, Kissinger a souligné pourquoi l’Ukraine était perçue différemment par les Russes. Dans un article publié en 2014 dans le «Washington Post», voici ce que Kissinger a déclaré: «L’Occident doit comprendre que, pour la Russie, l’Ukraine ne pourra jamais être un simple pays étranger. L’histoire russe a commencé dans ce qu’on appelait Rous de Kiev. La religion russe s’est répandue à partir de là. L’Ukraine fait partie de la Russie depuis des siècles, et leurs histoires étaient entrelacées avant cela. Certaines des plus importantes batailles pour la liberté de la Russie, à commencer par la bataille de Poltava en 1709, ont été menées sur le sol ukrainien.»
En homme d’Etat avisé, M. Kissinger a proposé une solution de compromis raisonnable. D’une part, il a déclaré: «L’Ukraine devrait avoir le droit de choisir librement ses associations économiques et politiques, y compris avec l’Europe.» D’autre part, il a déclaré [en 2014]: «L’Ukraine ne devrait pas adhérer à l’OTAN, une position que j’ai adoptée il y a sept ans, lorsque la question s’est posée.»
La véritable tragédie de l’Ukraine est que si le Président américain de l’époque, Barack Obama(lauréat du prix Nobel de la paix), avait suivi les conseils d’Henry Kissinger, la guerre en Ukraine aurait pu être évitée. La formule de M. Kissinger soulignait que les Ukrainiens seraient libres de choisir leur propre système politique et leurs associations régionales. En effet, la forte résistance ukrainienne à l’invasion russe n’était pas prévue. Cette forte résistance confirme leur vif désir de rejoindre l’Union européenne. Comme ils devraient être autorisés à le faire. Et, comme l’a conseillé M. Kissinger, l’Ukraine peut rester en dehors de l’OTAN et rester neutre. Par le passé, les Etats neutres ont été autorisés à rejoindre l’Union européenne. L’Ukraine pourrait suivre ce précédent. Une telle solution gagnant-gagnant aurait pu éviter une guerre. En effet, deux jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Président Volodymyr Zelensky (qui est apparu comme un véritable héros après l’invasion) a déclaré: «Nous n’avons pas peur de la Russie, nous n’avons pas peur d’engager des discussions avec la Russie, nous n’avons pas peur de discuter de quoi que ce soit, comme des garanties de sécurité pour notre Etat, nous n’avons pas peur de parler de statut neutre.» Si le statut de neutralité avait été accepté, la guerre aurait pu être évitée.
Indispensables: des décideurs politiques respectés du monde entier œuvrant ensemble pour la paix
Lorsque les futurs historiens se pencheront sur cet épisode ukrainien, ils se demanderont certainement pourquoi les avertissements clairs et explicites des principaux hommes d’Etat occidentaux, comme Kennan et Kissinger, ont été ignorés. Ils se demanderont également pourquoi notre monde ne compte pas aujourd’hui d’éminents pacificateurs qui auraient pu empêcher le conflit.
C’est peut-être la leçon la plus importante que le monde devrait tirer de l’épisode ukrainien. Les guerres sont tragiques, comme elles l’ont toujours été. La paix doit être préservée. Et le monde doit développer une classe d’hommes d’Etat respectés dans le monde entier, qui pourraient devenir des artisans de la paix.
Curieusement, nous avions autrefois de tels hommes d’Etat aussi respectés dans le monde entier, notamment des personnes comme Nelson Mandela, Kofi Annan et Desmond Tutu. Nombre d’entre eux étaient membres d’un conseil des «Anciens» tentant de fournir des conseils pondérés et sensés de temps à autre. Il est clair que nous semblons manquer d’hommes d’Etat aussi distingués aujourd’hui.
Et les risques continuent de croître. Récemment, l’ancien secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, a déclaré à Taïwan que les Etats-Unis devaient «prendre immédiatement les mesures nécessaires et attendues depuis longtemps pour faire ce qui est juste et évident, c’est-à-dire offrir à la République de Chine (Taïwan) la reconnaissance diplomatique des Etats-Unis en tant que pays libre et souverain». Il ne faut pas être un génie de la géopolitique pour comprendre que sa cette recette conduirait à une guerre de Taïwan.
Puisque sa suggestion provocatrice pourrait conduire à une guerre, une guerre qui pourrait être encore plus destructrice que la guerre en Ukraine, on aurait pu s’attendre à ce qu’un chœur mondial de voix émerge et condamne la déclaration imprudente de Mike Pompeo.
Jusqu’à présent, je n’ai entendu aucune voix importante sur notre planète condamner sa déclaration. Et c’est là le nœud de notre problème mondial. Où sont les artisans de la paix dans le monde en ces temps actuels où l’urgence de leur présence se fait grandement ressentir? •
Source: https://ari.nus.edu.sg/app-essay-kishore-mahbubani-4
(Traduction: Horizons et débats)
*Kishore Mahbubani, membre distingué de l’Asia Research Institute, NUS, est l’auteur du livre «L’Occident (s’)est-il perdu ?»
Excellente analyse, y compris ce regret d’une tribune qui réunirait les anciens dirigeants politiques qui pourrait ainsi partager leur expérience et, espérons-le, leur sagesse avec les dirigeants en poste, souvent auto-intoxiqués par leur propre propagande.
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