A propos de la guerre en Ukraine

par Stefan Hofer,* Suisse

(16 janvier 2023) La guerre en Ukraine est, comme toute guerre, terrible et devrait se terminer le plus rapidement possible. Mais on ne peut pas juger cette guerre et la responsabilité politique de celle-ci sans connaître et prendre en compte ses origines. (Rédigé fin décembre 2022)

Comment en est-on arrivé à cette guerre?

Jusqu’en 1991, l’Ukraine faisait partie de l’Union soviétique en tant que république soviétique. Ce n’est qu’après la dissolution de l’Union soviétique que la République soviétique d’Ukraine est devenue un Etat indépendant. Il n’y a jamais eu d’Etat ukrainien avant la révolution russe de 1917. Une grande partie de l’Ukraine actuelle appartenait à la Russie tsariste, les régions situées à l’ouest à la monarchie danubienne des Habsbourg. Dans les districts de l’est et du sud ainsi qu’en Crimée, qui n’a été attribuée à la République soviétique d’Ukraine qu’après la Seconde Guerre mondiale, vivaient et vivent encore aujourd’hui majoritairement des personnes de langue maternelle russe.

Après la dissolution de l’Union soviétique, l’OTAN anti-russe n’a cessé de s’é tendre vers l’est jusqu’aux frontières de la Russie, bien que Gorbatchev ait reçu en 1990 l’assurance que l’OTAN ne s’é tende pas plus à l’est après la dissolution du Pacte de Varsovie et le retrait de l’armée soviétique d’Allemagne et des anciens Etats socialistes d’Europe de l’Est. Après l’intégration de la Pologne, des anciennes républiques soviétiques de Lituanie, Lettonie et Estonie, de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’OTAN, il ne manquait plus que l’Ukraine, la Biélorussie et la Géorgie pour achever l’encerclement des régions occidentales de la Russie par l’OTAN.

Comme la Russie sous Poutine n’é tait pas prête à s’intégrer en tant qu’alliée subordonnée au système étatique occidental dominé par les Etats-Unis, l’Occident dirigé par les Etats-Unis tente désormais d’ostraciser la Russie en tant que pouvoir autoritaire non démocratique. Cela passe notamment par l’intimidation et la menace d’un encerclement militaire. Dans le cadre de ces efforts, l’Ukraine, dont les districts orientaux se trouvent à quelques centaines de kilomètres de la capitale russe, joue un rôle décisif. Tous les moyens devaient donc être mis en œuvre pour amener l’Ukraine sur une voie pro-occidentale et anti-russe.

Après le refus du président élu ukrainien Ianoukovytch de signer un accord d’association présenté par l’UE, car cela aurait impliqué de se détourner de la Russie et d’adopter la politique anti-russe de l’UE, le président élu Ianoukovytch a été renversé par un coup d’Etat organisé, orchestré et financé par l’Occident, et un groupe anti-russe pro-occidental a été porté au pouvoir.

Ces événements ont eu pour conséquence que la Crimée, habitée presque exclusivement par des Russes, s’est séparée de l’Ukraine et a rejoint la Fédération de Russie par référendum. Après le coup d’Etat de Maïdan, le russe, langue maternelle de la majorité de la population des districts de l’est et du sud de l’Etat ukrainien, a été interdit en tant que langue régionale et les écoles russes ont également été interdites. Dans le cadre d’une politique antirusse militante, des lois ont été promulguées dans le but de faire disparaître la langue russe, langue maternelle de plus de 50% de la population ukrainienne, du territoire ukrainien.

Dans les districts du Donbass, majoritairement peuplés de Russes, des gouverneurs antirusses ont été nommés par Kiev.

Tout cela a eu pour conséquence que dans les districts de Lougansk et de Donetsk, la population majoritairement russe s’est révoltée et a proclamé et créé les républiques populaires de Lougansk et de Donetsk, indépendantes de Kiev.

Par la suite, l’armée ukrainienne a tenté de rétablir militairement le contrôle de la centrale de Kiev sur les territoires autonomistes du Donbass. Des combats ont eu lieu, faisant des morts et des blessés des deux côtés. Avec la médiation de l’OSCE, on s’est ensuite efforcé de régler le conflit avec le Donbass en tenant compte et en préservant également les intérêts légitimes de la population de cette région, en grande majorité russe.

Ces efforts ont abouti aux accords dits de Minsk, signés par l’OSCE, l’Ukraine et la Russie, ainsi que par les représentants des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk, et qui ont été approuvés dans la Déclaration de Minsk par la France (président Hollande) et l’Allemagne (chancelière Merkel), ainsi que par la Russie.1

Le contenu de ces accords de Minsk prévoyait l’arrêt des combats et le retrait des armes lourdes, ainsi que la création d’un statut autonome pour les districts de Lougansk et de Donetsk, qui serait ancré dans la Constitution ukrainienne et permettrait à ces districts, dans le cadre de l’Etat ukrainien, d’é lire eux-mêmes leurs autorités, de réglementer et d’organiser de manière autonome la cohabitation des habitants de ces districts, y compris la langue et la culture russes.

L’accord de Minsk 2 n’a toutefois pas été appliqué par la partie ukrainienne. Le bombardement du Donbass a continué, pour lequel les brigades fascistes Azov ont été engagées. Jusqu’au début de l’attaque russe en février 2022, plus de 14 000 citoyens des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk, en grande partie des civils, ont été tués par ces attaques illégales en violation des accords de Minsk.

La réforme constitutionnelle qui aurait dû permettre de réaliser le statut d’autonomie convenu du Donbass n’a pas eu lieu. La France et l’Allemagne, qui ont participé à la négociation des accords de Minsk, qui ont expressément approuvé ces accords par la déclaration de Minsk et qui se sont engagées à soutenir leur mise en œuvre, n’ont jamais incité Kiev à respecter les accords de Minsk et à procéder aux modifications constitutionnelles convenues, et n’ont certainement pas exercé de pression dans ce sens.

Récemment, l’ex-chancelière allemande Angela Merkel a reconnu en toute franchise dans une interview que l’Ukraine et les Etats signataires occidentaux n’avaient signé les accords de Minsk que pour gagner du temps en vue d’un réarmement de l’armée ukrainienne. De plus, la Constitution ukrainienne fixe comme objectif politique l’adhésion à l’OTAN.

Dans ce contexte, il convient également d’attirer l’attention sur des faits relevés avec justesse par le chercheur allemand en matière de conflits Leo Ensel:

«Enfin, ce qui est totalement inconnu, c’est le fait que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a signé le 24 mars 2021 – soit exactement onze mois avant l’invasion russe – le décret n° 117 qui a mis en place la «Stratégie de dé-occupation et de réintégration du territoire temporairement occupé de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol» du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine du 11 mars. Le décret prévoyait de préparer des mesures visant à «mettre fin à l’occupation temporaire» de la Crimée et du Donbass. Le gouvernement ukrainien a été chargé d’é laborer un «plan d’action» en ce sens. Le 30 août 2021, les Etats-Unis et l’Ukraine ont ensuite signé un traité de coopération militaire et le 10 novembre 2021 un traité de «partenariat stratégique». On pouvait notamment y lire textuellement: «Les Etats-Unis ont l’intention de soutenir les efforts de l’Ukraine pour combattre l’agression armée de la Russie, notamment en maintenant les sanctions et en appliquant d’autres mesures pertinentes jusqu’à ce que l’intégrité territoriale de l’Ukraine soit rétablie à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues.» La Russie a pu comprendre que Kiev voulait, avec le soutien des Etats-Unis, reconquérir militairement la Crimée annexée et favorable à la Russie, avec le port militaire stratégique de Sébastopol, ainsi que le Donbass, soutenu par la Russie.»

L’évolution de la situation depuis la signature des accords de Minsk a contraint la Russie, pour sa propre sécurité et pour la sécurité et les droits de la population majoritairement russe du Donbass, à adresser au gouvernement de Kiev les exigences ultimes suivantes:

  • renonciation de l’Ukraine à l’adhésion à l’OTAN;
  • pas de bases de l’OTAN ou d’autres armées étrangères sur le territoire de l’Ukraine;
  • pas de stationnement d’armes de l’OTAN sur le territoire de l’Ukraine;
  • dénazification de l’Ukraine (désarmement des brigades fascistes Azov);
  • respect des droits de la population russe dans le Donbass par la mise en œuvre immédiate et complète des accords de Minsk.

Le gouvernement de Kiev, soutenu par les Etats-Unis, l’UE et l’OTAN, a rejeté ces exigences légitimes. Si ces exigences légitimes avaient été acceptées, la guerre n’aurait pas eu lieu.

Les avis sont partagés sur la question de savoir s’il était légitime d’imposer ces exigences par la force militaire, qui sème la mort et la désolation et engendre la souffrance et la haine. De même, les avis divergent quant à savoir si le droit international a ainsi été violé sans motif justificatif. Dans ce contexte, il convient de souligner que la Cour internationale de justice (CIJ), se référant à la sécession du Kosovo de la Serbie avec un recours massif à la force militaire (bombardement de villes serbes), est parvenue à la conclusion, par le biais d’un avis juridique, que le droit à l’autodétermination de la population du Kosovo devait avoir plus de poids que l’intégrité territoriale et le respect des frontières de la Serbie.

La guerre qui fait actuellement rage en Ukraine peut et doit être vue et jugée dans le contexte de l’affrontement global entre l’Occident dominé par les Etats-Unis et les forces qui aspirent à un nouvel ordre mondial multipolaire, ce qui explique l’intervention massive des Etats-Unis, de l’OTAN et de l’UE (livraison d’armes, formation et encadrement des membres de l’armée ukrainienne, envoi de mercenaires et reconnaissance du champ de bataille).

Dans ce conflit, l’Occident tente, en partie avec succès, en partie sans succès, de provoquer des changements de régime dans de nombreux Etats (Serbie, Irak, Syrie, Libye, etc.) pour défendre l’ordre mondial dominé par les Etats-Unis, y compris par la force militaire, sans tenir compte du droit international. Personne n’a pris de sanctions contre les Etats-Unis et les pays de l’OTAN impliqués pour cette raison.

La guerre en Ukraine peut et doit se terminer par des négociations. En mars 2022, des négociations ont eu lieu à Istanbul et ont abouti à un accord prêt à être signé, à la suite de quoi le Premier ministre britannique Boris Johnson, après avoir consulté le président Biden, s’est rendu en urgence à Kiev pour empêcher la signature de l’accord qui aurait mis fin à la guerre.

La position adoptée depuis par le gouvernement Zelensky, selon laquelle la fin de la guerre ne pourra être négociée que lorsque le dernier soldat russe aura été chassé ou se sera retiré du territoire ukrainien (y compris la Crimée), n’est pas acceptable pour la Russie après l’expérience des accords de Minsk et n’est pas non plus réaliste compte tenu des rapports de force militaires.

Ce n’est pas en continuant à livrer des armes à l’armée ukrainienne que l’on parviendra à chasser l’armée russe des territoires qu’elle contrôle actuellement. De nouvelles livraisons d’armes, associées au refus d’entamer des négociations pour mettre fin à la guerre, ne conduiront qu’à une prolongation de la guerre, à encore plus de morts et de blessés, à encore plus de dévastation et à de nouvelles charges pour la population d’Europe occidentale et des Etats-Unis, qui devra payer ces armes.

Une paix obtenue par la négociation pourrait être imaginée à peu près comme suit:

  1. Un cessez-le-feu immédiat, le retrait des armes lourdes de la ligne de front de part et d’autre.
  2. La Constitution ukrainienne prévoit la neutralité perpétuelle de l’Ukraine, l’interdiction d’adhérer à l’OTAN et de déployer des armées et des systèmes d’armes étrangers en Ukraine.
  3. L’Ukraine, les Etats-Unis et l’UE reconnaissent que la Crimée fait partie de la Fédération de Russie.
  4. Un vote est organisé dans les districts de Lougansk, Donetsk, Zaporozhye et Kherson, sous contrôle international, afin de déterminer si ces districts souhaitent rejoindre la Fédération de Russie ou rester avec l’Ukraine, toutes les personnes qui résidaient dans ces districts avant la guerre ayant le droit de vote. Une majorité qualifiée d’au moins 55% peut être exigée pour l’adhésion à la Fédération de Russie. L’Ukraine et la Russie s’engagent à reconnaître le résultat de ces votes.
  5. L’Ukraine et la Russie reconnaissent mutuellement les frontières nationales qui résultent de ces votes et déclarent renoncer mutuellement à la violence.
  6. L’Ukraine et la Russie déclarent l’intention des deux Etats de vivre en bon voisinage.

Les sanctions contre la Russie imposées par l’UE et reprises par la Suisse en violation de la neutralité, qui font au moins autant de mal à notre population qu’à celle de la Russie, devraient être levées. Ces sanctions nuisent à l’é conomie de notre pays et ne contribuent en rien à mettre fin à la guerre le plus rapidement possible.

* Stefan Hofer, né en 1948, est un citoyen suisse résidant à Bâle. Il a travaillé comme avocat à Bâle pendant 40 ans. Depuis quelques années, il est à la retraite.

(Traduction «Point de vue Suisse»)

Download

F_International_Hofer_A-propos-de-la-guerre-en-Ukraine.pdf (673.5 Ko)

La Neutralité Suisse : un Mirage ?

par Thomas Andres

juriste

Pour tout pays, le fait de se déclarer neutre est un acte fondamental.

Le citoyen est en droit à s’attendre qu’une déclaration aussi forte, figure en bonne place dans sa Charte fondamentale et que les contours soient précisés.  

Or, en Suisse, rien de tout cela. Notre Constitution fédérale ne mentionne qu’à deux reprises le mot « neutralité » – et encore presque en marge. En effet, il faut aller aux articles qui parlent des obligations de l’Assemblée fédérale et du Conseil fédéral pour y trouver les références.

Ce sont l’article 173 litt. a et 185 al. 1 qui enjoignent ces deux institutions à « préserver notre indépendance et notre neutralité ». 

C’est en vain que le curieux cherchera une réponse en quoi consiste cette neutralité. 

Depuis que la Confédération Helvétique existe, soit depuis 1848, nos autorités ont toujours fait prévaloir notre neutralité en cas de crises et de conflits. Dans ce domaine, les politiques du Conseil fédéral ce sont systématiquement adaptées aux situations du moment et ont été empreintes de pragmatisme. 

Jusqu’à la deuxième guerre mondiale cette approche était respectée par tous et nous a préservés de bien des malheurs.

Après 1945, l’ordre mondial a été totalement bouleversé. 

Très vite deux blocs se sont formés. D’un côté les capitalistes et de l’autre les communistes. 

Bien que fondamentalement capitaliste, la politique de neutralité de la Suisse s’est assez rapidement adaptée à cette nouvelle donne. Elle a su faire admettre par la communauté internationale que la neutralité était une valeur au-dessus des positions idéologiques. Nos Gouvernements successifs se sont employés à établir des liens entre les partis antagoniques ; ils l’ont fait avec discrétion et constance.  

Après la disparition de l’Union Soviétique en 1989 et la fin de la guerre froide, il ne suffisait plus de se dire neutre, encore fallait-il que ceux auxquels cette affirmation s’adresse y consentent. 

C’est à partir de là que nos gouvernants successifs font preuve d’une certaine incapacité à définir une ligne claire de ce qu’ils entendent par « neutralité » et à fixer les lignes rouges à ne pas dépasser ; ânonner que nous avons une neutralité armée ne veut strictement rien dire.   

Depuis lors, de nouveau blocs se sont formés et nos principaux et plus puissants partenaires ne font pas grand cas de notre neutralité. D’autre part, notre Conseil fédéral ne peut ou n’ose pas imposer sa vision.     

Pour un petit pays de 41’285 km/2 et une population de 8,5 millions d’habitants, il n’est de loin pas évident de pouvoir s’affirmer dans un tel environnement.

En plus, les conséquences des tensions entre les occidentaux et les pays asiatiques qui se font jour et qui dégénèrent dans bien des cas dans des conflits ouverts, n’épargnent pas notre pays.

Notre position est devenue plus précaire, elle exige de la part de notre Gouvernement des efforts particuliers. Nos Conseillers fédéraux devraient expliquer, convaincre, encore et toujours que notre neutralité sert et favorise le dialogue, la paix. Or, si une chose que nos dirigeants ne savent pas faire, c’est communiquer. Notre Gouvernement est obsédé d’être le premier de classe, donc surtout ne pas déplaire et ne pas déranger.

Ne nous leurrons pas, lorsque les grands de ce monde se rencontrent à Genève, ce n’est pas pour notre neutralité. Le deuxième siège de l’ONU dans notre ville joue un rôle important, en outre, les compétences organisationnelles bien rôdée au fil des années avec les multiples rencontres dans le cadre de l’organisation précitée sont très appréciées.  

Aujourd’hui, en 2023, le monde est plus que jamais scindé en deux grands blocs, autour desquels gravitent une myriade d’Etats satellites. Ici Washington, impérialiste et sûre d’elle, là Péking, tout aussi consciente de sa puissance et pressée de dépasser les Etats Unis. 

Jusqu’au mois de février 2022 nous avons encore pu jongler entre les deux et nous bercer de l’illusion d’être neutre. L’agression de la Russie sur l’Ukraine nous a brutalement fait atterrir sur le terrain de la réalité. Les pays occidentaux, Washington et ses affidés de l’UE, nous ont enjoint de choisir : vous êtes avec nous ou contre nous.  Il s’agissait de reprendre telles quelles les sanctions décidées par les Etats-Unis.  Dans les faits ce fut un non-choix. 

A partir du 28 février 2022 le Gouvernement Helvétique décide d’adhérer au principe des sanctions à l’encontre de la Russie. A ce moment-là il s’agissait d’exclure de nos activités économiques tous les biens en relation avec l’Etat Russe et susceptibles de favoriser la poursuite de la guerre. Par la suite, les occidentaux ont continuellement élargi la palette des sanctions et s’en sont pris aux biens de personnes physiques. Le Gouvernement Suisse a alors déclaré aux médias vouloir examiner la compatibilité de certaines de ces mesures avec notre Etat de droit et notre ordre juridique. Or, par une Ordonnance du 4 mars 2022, la Confédération a repris sans autre toutes les mesures décidées par les Etats Unis à l’encontre de la Russie et des citoyens Russes. 

Une fois de plus, la communication était, pour utiliser un euphémisme, pour le moins discrète. La seule chose que le citoyen Suisse a pu apprendre, c’était que le Conseil fédéral avait pris cette décision après une pesée des intérêts. Lesquels ? Silence.

Quoique les Américains et les Européens nous racontent, l’ampleur de ces sanctions visent à étrangler l’économie Russe dans son ensemble, pas uniquement le complexe militaro-industriel. Les Etats-Unis veulent mettre la Russie à genoux. Il s’agit en l’occurrence très clairement d’actes de guerre. 

La volte- face de notre Gouvernement a de quoi surprendre. Comment se fait-il, qu’en quelques jours l’on soit passé d’une attitude somme tout assez prudente et légaliste à souscrire sans broncher aux décisions prises à Washington ? La seule réponse plausible c’est que les Etats-Unis ont dû exercer une pression énorme, chantages inclus, sur nos Conseiller fédéraux.

Un fait qui ne trompe pas, dès la publication des décisions prises par la Suisse, le Président Biden s’est publiquement félicité de voir la Suisse rejoindre le camp occidental. 

La Suisse n’avait-elle pas d’autre choix que de se soumettre au diktat de Washington ? Je ne suis pas convaincu. Quand bien même la marge de manœuvre était étroite, nos autorités auraient, me semble-t-il, pu faire valoir notre neutralité. De toute évidence ils ne l’ont pas fait. 

Par son attitude pusillanime et veule le Conseil fédéral a, en quelques jours, jeté par-dessus bord notre neutralité. Il a jeté aux orties une de nos valeurs fondamentales chère aux Suisses et dont nous avons, à juste titre été fiers. 

Cette guerre va prendre fin et le temps des règlements de comptes sonnera alors.   

En sacrifiant avec tant de désinvolture notre neutralité, nous avons en même temps abandonné notre indépendance, donc notre souveraineté. 

Nous nous sommes contentés de préserver dans l’immédiat notre confort matériel, sans trop nous soucier du long terme. 

Ainsi avons-nous ouvert toute grande la porte à d’autres manœuvres de pressions et de chantages, dont nos soi-disant amis en sauront faire bon usage.

Neutre ou pleutre ?

La Suisse face au conflit russo-ukrainien

par Ivo Rens

Quelle qu’ancienne que soit la neutralité suisse, elle a toujours postulé la prise de distance à l’égard des belligérants. Nous devrions dire presque toujours car, lors de la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie en 1999, le Conseil fédéral avait déjà transigé…

Mais, depuis l’invasion de l’Ukraine, ces mois derniers, Berne a fait beaucoup plus que transiger. Rappelons les faits.

Le 28 février 2022 le Conseil fédéral, qui est tout à la fois chef d’Etat et gouvernement suisse, prit une décision sans précédent aucun. Nonobstant la neutralité postulée par l’histoire, la Constitution fédérale et la prudence, il adhéra au principe des sanctions de l’Union européenne les 23 et 25 février à l’encontre de la Russie coupable d’agression… tout en réitérant ses bons offices ! 

Par la suite, les occidentaux ayant continuellement élargi la palette des sanctions, Berne annonça vouloir examiner la compatibilité des certaines de ces mesures avec notre Etat de droit et notre ordre juridique. Et, par une Ordonnance du 4 mars 2022, la Confédération reprit sans autre toutes les sanctions décrétées par les Etats-Unis et les Etats membres de l’OTAN à l’encontre de la Russie, de ses firmes, de plusieurs de ses nationaux ainsi que de leurs biens, ce qui lui valut les félicitations du Président Biden.

La double volte-face du Conseil fédéral a de quoi surprendre. Comment se fait-il que, en quelques jours, il soit passé d’une position certes déjà bien éloignée de la neutralité à un ralliement inconditionnel aux décisions prises par Washington ? La seule réponse plausible c’est que les Etats-Unis ont dû exercer sur Berne une pression énorme, sans précédent.

Il appartiendra aux historiens de la seconde moitié du siècle, lorsque les archives des affaires étrangères seront rendues publiques, de révéler en quoi exactement consistaient ces pressions, si elles comportaient des menaces particulières d’ordre économique, commercial ou autres et si elles incluaient aussi des interventions particulières auprès de certains de nos conseillers fédéraux. 

Tentons de faire le bilan du double ralliement de Berne aux sanctions occidentales qui constituent, bien sûr, un double reniement de la neutralité. Sur le plan international, la Suisse a perdu toute possibilité d’intercéder à l’ONU, comme dans d’autres instances internationales, en faveur d’une solution pacifique aux hostilités qui, en réalité, sont en cours non seulement depuis le 28 février 2022 mais depuis 2014. Surtout, elle n’est plus en mesure d’offrir aux belligérants ses bons offices comme elle l’avait fait par le passé en maintes occasions, notamment en 1962 pour mettre fin à la guerre d’Algérie qui durait depuis 1954. De fait, la politique étrangère de la Suisse va à vau-l’eau depuis une vingtaine d’années et sa position actuelle sur le conflit russo-ukrainien n’en est que le plus spectaculaire aboutissement. En 2022 la Suisse a déserté non seulement sa neutralité mais aussi et surtout son rôle traditionnel au service de la paix. Pour éviter pareille défection, il aurait fallu que notre Conseil fédéral et chacun de ses membres fussent intransigeants sur l’indépendance et la souveraineté au sens rigoureux du droit international public et sussent résister aux pressions importunes. 

Sur la neutralité suisse

Réflexions sur quelques particularités 

de la neutralité suisse

 Ivo Rens

Professeur honoraire

Faculté de droit

Université de Genève

Zeit Fragen, 23 février 2021/Horizons et débats, 2 mars 2021

La neutralité de la Suisse ne se résout nullement à sa non-participation aux deux conflits mondiaux du XXe siècle. Elle est bien antérieure à cette période puisqu’elle s’affirme au XVIIe siècle et qu’elle a été reconnue par les Traités de Westphalie.

Cette neutralité a certes été violée par la France révolutionnaire puis napoléonienne, ce qui signale sa fragilité, mais elle a été réaffirmée et imposée par le Traité de Vienne en 1815. Peut-être est-il bon de préciser que la neutralité suisse a toujours été une neutralité armée, même si cette précision n’a plus l’importance qui fut la sienne jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.

Dans une première période qui va de 1815 à 1918, cette neutralité a été essentiellement passive. La Suisse s’abstenait de prendre part aux affaires internationales mais, bien sûr, s’efforçait de maintenir des relations de bon voisinage avec ses voisins immédiats, voire avec les autres Etats.

“Dans [cette phase] qui va de 1872 (date du célèbre arbitrage de l’Alabama prononcé à Genève entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni) au début de la Première Guerre mondiale, l’arbitrage international connut un âge d’or qu’illustrent également les conférences de la paix tenues à La Haye en 1899 et 1907 (conventions de La Haye). Grâce à l’expérience qu’elle avait acquise sous l’ancienne Confédération, la Suisse fut alors chargée presque sans interruption de mandats d’arbitrage.” (1)

Parallèlement à cette évolution, deux premières organisations intergouvernementales à vocation universelle sont créées en Suisse au XIXe siècle, l’Union internationale du télégraphe s’installe à Genève en 1865 et l’Union générale des postes, actuellement Union postale universelle, à Berne en 1874. Mais, plus significative sans doute, le Comité international de la Croix-Rouge (inversion délibérée du drapeau suisse) est créé à Genève en 1863, à l’initiative du Genevois Henri Dunant, auteur du livre Un souvenir de Solferino, paru en 1862, consacré au désastre humanitaire de la bataille éponyme qui eut lieu en 1959. Lorsque la Confédération suisse accepta, le 26 janvier 1871 d’accorder le refuge aux 87’ooo hommes épuisés et démunis de l’armée du général Bourbaki, après la défaite française dans le conflit avec la Prusse, elle paraît avoir donné de sa neutralité une interprétation humanitaire conforme à celle qui avait présidé à la naissance à la Croix rouge et qui allait s’affirmer dans des périodes plus récentes de la neutralité suisse.

Dans une seconde période qui va de 1914 à 1945, la neutralité de la Suisse est profondément marquée par les aspirations qui donnèrent lieu au Traité de Versailles en 1919 et à la Société des Nations (SdN) à laquelle la Suisse adhéra d’emblée. D’ailleurs l’article 435 du Traité de Versailles, en 1919, reconnaissait la neutralité de la Suisse “pour le maintien de la paix”. Ce n’est pas par hasard que Genève fut choisie comme siège de la SdN, de l’OIT, de l’OMS et de plusieurs autres organisations internationales, telle la doyenne des organisations politiques internationales, l’Union interparlementaire, créée en 1889, qui s’y établit en 1921 (2). A la demande des parties en cause, la Suisse, des Suisses ou la Croix rouge internationale intervinrent dans de nombreux différends internationaux. Au surplus, c’est dans deux villes suisses, Lausanne en 1923 et Montreux en 1936 que furent réglés entre Grecs et Turcs les différends relatifs notamment à la navigation dans les Dardanelles et le Bosphore.

Dans une troisième période qui s’ouvre au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, bien que la Suisse n’adhérât à l’ONU qu’en 2002, le siège européen de l’ONU fut fixé à Genève, dans le palais qui avait été construit pour la SDN et donc dans la ville où se trouvait le siège de plusieurs organisations du système des nations Unies et de plusieurs autres.

Le Conseil fédéral, donc le Gouvernement suisse, s’efforça de donner un cours nettement plus proactif à la neutralité suisse, non point en suscitant des médiations ou des arbitrages dans les différends internationaux, mais en offrant ses bons offices, en facilitant la prise de contact entre parties en conflits, voire en s’improvisant “facilitateur” de pareils contacts. C’est ce qui explique qu’une ville suisse, Genève, fut choisi comme siège de plusieurs conférences internationales importantes.

Citons-en deux : C’est à Genève qu’eut lieu en 1954, en pleine guerre froide, la Conférence dite asiatique avec, pour la première fois, la participation de la République populaire de Chine avec laquelle la Suisse avait noué des relations diplomatiques depuis 1950. Cette Conférence donna lieu aux Accords de Genève où fut scellé le sort de la Corée et celui du Viêtnam, mettant fin à des années de guerre dans ces deux contrées. C’est à Genève aussi que se tint en 1955 la Conférence dite de l’atome pour la paix qui offrit un exutoire pacifique à une activité jusqu’alors purement militaire, mais hélas sans mesurer les risques catastrophiques et les conséquences écologiques délétères de l’industrie électronucléaire. C’est également sur territoire suisse qu’eurent lieu en 1961 et 1962 les rencontres entre les insurgés algériens et les dirigeants français qui scellèrent leur Accord de l’autre côté du Léman à Evian en 1962. (3)

“ Autre domaine taillé sur mesure : la représentation d’intérêts étrangers. La Suisse cherche ici à maintenir dans toute la mesure du possible des contacts entre deux Etats ayant rompu leurs relations diplomatiques. Ses premières expériences en la matière datent de la guerre franco-allemande de 1870-1871; elles devaient s’étoffer au cours de la Première Guerre mondiale et atteindre une ampleur insurpassée durant la Deuxième avec une représentation réciproque de 35 Etats entraînant 200 mandats. Si le nombre de ces derniers fondit rapidement dès la cessation des hostilités, il devait connaître une recrudescence avec la montée de nouvelles tensions internationales (46 mandats de 1946 à 1964). Etaient encore en vigueur en 1998 la représentation des intérêts américains à Cuba (depuis 1961) et sa réciproque (depuis 1991). Le mandat exercé de 1982 (guerre des Malouines) à 1990 pour la Grande-Bretagne (délégation de ses intérêts en Argentine) fut particulièrement important, tout comme celui exercé pour les Etats-Unis en Iran depuis 1980, après la prise en otages des membres de l’ambassade américaine à Téhéran.”(4)

Dans les relations internationales, de par sa neutralité permanente et son engagement permanent au service de la paix, la Suisse occupe dans le monde un rôle à nul autre semblable. Cette singularité tient à l’intransigeance qu’elle a fait montre dans son histoire quant à sa souveraineté. Dans la mesure où la Suisse accepterait de soumettre ses litiges éventuels avec son imposant voisin du moment dans laquelle est enclavée, à la Cour de justice de l’Union européenne, comme cette dernière l’y invite avec insistance, (5) c’en serait fait de sa neutralité comme de sa souveraineté. Car en pareil cas son autonomie vis-à-vis de Bruxelles serait comparable à celle de Hong-Kong vis-à-vis de Pékin. 

  1. Dictionnaire historique de la Suisse, entrée “Bons offices”, version 01.07.2014.
  2. L’Union interparlementaire a œuvré à la création de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 1899. Cette Cour coexiste donc, à La Haye, avec la Cour internationale de justice, établie par la Charte des Nations Unies en 1945 pour remplacer la Cour permanente de justice internationale de la SdN qui ségeait aussi à La Haye.
  3. Guy Mettan, Genève, Ville de paix. De la conférence de 1954 sur l’Indochne à la coopération internationale, Editions Slatkine, Genève 2004.
  4. Dictionnaire historique de la Suisse, op. cit. 
  5. Cf en particulier l’article 10 du Projet d’accord-cadre UE-Confédération suisse ainsi que l’article 9 du Protocole III sur le Tribunal arbitral qui font de la Cour de justice de l’Union européenne l’arbitre ultime de tout différend. https://suisse-en-europe.ch/wp-content/uploads/2019/02/Acccord-inst-Projet-de-texte_fr.pdf

Quelques réflexions sur la fracture actuelle de la société américaine

par Thomas Andres

Genève, novembre 2022

Les obsèques de la Reine Elisabeth II d’Angleterre avaient quelque chose de fascinant. Cette mise en scène grandiose dégageait un air du passé lointain, d’un pays qui a une longue, très longue histoire à raconter. En Europe, la Grande Bretagne n’a de loin pas le monopole d’un passé riche et glorieux. Ces passés qui nous ont forgés et qui ont créé nos identités sont plus vivants que nous voulons bien l’admettre. 

Deux nations européennes ont durablement marqué les Amériques, les Espagnols et les Anglais. En Amérique du nord, les premiers colons anglais se recrutèrent surtout parmi les dissidents de l’anglicanisme qui aspiraient à vivre leur foi sans concession. Cependant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les treize colonies britanniques qui créèrent les Etats-Unis en 1776 se heurtèrent aux colonies constitutives de la Nouvelle France qui allait de la Louisiane à l’actuelle province du Québec ainsi qu’à une partie occidentale de l’actuelle province d’Ontario. La Nouvelle France catholique, qui rassemblait les colonies françaises d’Amérique du nord, était bien moins peuplée que la Nouvelle Angleterre mais elle avait, semble-t-il, noué avec les nations amérindiennes des liens plus profonds que ceux que les colonies britanniques entretenaient avec les indigènes. Des conflits surgirent entre les colonies anglaises et françaises qui culminèrent pendant la Guerre de sept ans (1756-1763) et aboutirent au triomphe britannique en Amérique comme en Inde et en Europe. 

Pendant les siècles suivants, arrivèrent d’abord des Irlandais, des Ecossais puis une multitude d’individus venus de toute l’Europe et même d’Asie. Les uns et les autres débarquèrent avec leurs traditions et leurs cultures respectives. Pas plus que les autorités anglaises n’avaient réussi le faire par le passé, les nouveaux Etats-Unis d’Amérique n’eurent pas les moyens d’imposer leurs lois, et moins encore leurs us et coutumes, à cette foule bigarrée. Certes les descendants des premiers colons de l’Empire britannique gardaient-ils la persuasion d’être supérieurs comme s’ils avaient été prédestinés à diriger les autres. Toujours est-il que dans ces immensités les immigrés se sont naturellement regroupés selon leurs diverses provenances sans vraiment chercher à créer une société homogène. Chaque groupe a cultivé sa culture, souvent avec beaucoup de ferveur, alimentée par la nostalgie de la contrée que leurs ancêtres ou eux-mêmes avaient quittée. 

Un autre trait caractéristique des immigrants réside dans la lecture très particulière de l’Ancien et du Nouveau Testament. Pour eux, les autochtones, des animistes, n’étaient que des sauvages, donc pas pleinement des humains, cette qualité étant réservée aux chrétiens. Lorsqu’ils empêchaient les nouveaux venus de se déployer à leur guise, ils furent éliminés sans autre forme de procès et sans préoccupation morale. Cette négation de la pleine reconnaissance de la qualité humane chez autrui caractérise aussi le sort réservé par la suite aux dizaines de milliers d’esclaves importés d’Afrique.    

            Très tôt, des animosités entre les diverses communautés sont apparues et peu à peu une scission s’est opérée entre le nord, protestant et très britannique et le sud, souvent catholique et avec des composantes germaniques et latines ; scission qui allait avoir des conséquences dramatiques lors de la guerre civile de 1861. C’est plus tard que des hommes d’affaires fortunés et bien formés, venus de Grande Bretagne, se sont installés sur la Côte est et ont imposé leurs critères.

Ces mêmes colons britanniques se sont rebellés en 1773 contre l’Empire à cause des impôts exorbitants que Londres exigeait d’eux. C’est une taxe prélevée sur le thé venant de Chine et importé par la Compagnie des Indes Orientales via la Grande Bretagne qui déclencha les hostilités. En guise de protestation, les habitants de Boston ont jeté par-dessus bord une cargaison de thé. Ce mouvement se nommait, et se nomme toujours, le Tea Party. C’est un jeu de mots : TEA comme Taxed Enough Already déjà suffisamment imposé. Ce conflit marqua le début de la Guerre et aboutit à la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 et la création des Etats-Unis.

Les fondateurs de la nouvelle nation étaient bien entendu des Anglais installés dans le Nord du pays. C’étaient des entrepreneurs aisés, instruits, protestants et bien souvent membres des francs-maçons.  Ils avaient une vision et une conception de la société très éloignée des cultivateurs du Sud, pour lesquels ils n’avaient que mépris. Ces derniers voulaient bien faire partie du nouvel État, mais ils ne voulaient en aucun cas se soumettre aux diktats venus du nord. Puisqu’aucune des parties n’était disposée à faire une quelconque concession, l’affrontement était programmé et la fameuse Guerre de Sécession commença en avril 1861. Quatre années plus tard, en avril 1865, après des batailles meurtrières, ceux du nord se sont déclarés vainqueurs et ils imposèrent sans ménagement leurs lois aux sudistes. 

 La société américaine n’était pour autant pas apaisée et les rancœurs persistèrent, comme le démontre l’assassinat du Président des Etats-Unis, Abraham Lincoln, quelques jours après la fin des hostilités en avril 1865.  Il faut le répéter, du début du XVIIème siècle jusqu’en 1776 la majeure partie de l’Amérique du Nord était en fait une zone de non-droit. Y régnait la loi du plus fort, une sorte d’état de nature à la Hobbes et même après la création des Etats-Unis, la mise en place d’un Etat de droit fut difficile et compliquée. Le fameux Far West, tant chanté, narré, filmé et enjolivé, est là pour nous le rappeler.

            Il est intéressant de noter que la Constitution de 1791 contient 10 amendements. Le premier assure la totale liberté religieuse, la liberté d’expression, celle de la presse et la liberté de se rassembler pacifiquement. Le deuxième est le droit pour la population de constituer des milices bien organisées pour contribuer à la sécurité de l’État et le droit pour chacun de porter une arme. Ces deux premiers amendements attestent la valorisation de la religion et de la liberté individuelle qui s’étend jusqu’au droit de se faire soi-même justice. Aujourd’hui, tant le premier que le deuxième amendement sont plus vivants que jamais. 

            Une très vieille recette pour fédérer une société complexe aux composantes disparates et à bien des égards antagonistes, est de devoir faire face à un ennemi commun ; peu importe qu’’il soit réel ou imaginaire, qu’il soit interne ou venu de l’étranger, pourvu que la menace soit ressentie comme telle. L’Empire Espagnol était tout désigné pour tenir ce rôle. En s’en prenant à lui, les dirigeants pouvaient poursuivre plusieurs buts. Ils désignaient un ennemi à combattre et ils s’autorisaient à consolider les structures de leur armée et à accroître leurs territoires. Ce fut d’abord le tour du Mexique en 1848 ; les États-Unis l’emportèrent et annexèrent ce qui est aujourd’hui le Texas, la Californie et en tout un territoire de 1’300’000 kilomètres carrés. Vint la prise de Cuba en 1898 puis celle des Philippines en 1899.  Incorporer ces conquêtes prenait du temps et occupait les habitants.  

Au début de XXème siècle, avec l’avènement des deux guerres mondiales, l’ennemi était bien réel et l’union sacrée se fit spontanément. A partir de 1945, il prit la forme d’une idéologie. Ce fut le début de l’hystérie anti-communiste qui culmina dans les années 1950 avec le maccartisme. Le nouvel ennemi létal était d’autant plus redoutable qu’il sévissait non seulement à l’intérieur du pays, mais menaçait toutes les nations. Au même moment, les États-Unis, par la bouche de leur Président Harry Truman, se sont autoproclamés les défenseurs et les garants du monde libre.   

La Corée est devenue la première croisade anti-communiste, suivie de bien d’autres par la suite. Pour mémoire, la Corée était aux mains des Japonais de 1910 à 1945.  Après la reddition des Japonais, le pays fut scindé en deux, à la hauteur du 38ème parallèle. Le Nord avait comme force d’occupation l’Union Soviétique et le Sud l’Armée américaine. Au mois de juin 1950 des troupes du Nord envahirent le sud, ce qui provoqua l’intervention des États Unis. Les affrontements ont pris fin en 1953 et la partition du pays est celle que nous connaissons aujourd’hui encore.

            A la même époque, la France s’engagea en Indochine dans une lutte sanglante mais vouée à l’échec contre les mouvements indépendantistes d’obédiences communiste. Lors des accords de Genève du mois de juillet 1954, le Vietnam fut coupé en deux : au Nord communiste s’opposait le Sud pro-occidental. Ces mêmes accords reconnurent par ailleurs leur indépendance au Laos et au Cambodge. De suite, les Américains se sont immiscés et ont mis en place, à Saïgon, un gouvernement fantoche. Son incompétence, son incurie et la corruption massive suscitèrent des heurts de plus en plus nombreux.  Pour soutenir le régime, les États-Unis expédièrent successivement des moyens, tant financiers que matériels, mais surtout des experts militaires en grand nombre. Nonobstant ces aides, la situation devint de plus en critique et Washington prit la décision d’une intervention directe. Encore leur fallait-il invoquer dans l’arène internationale un motif tant soit peu crédible. C’est ainsi que les Etats-Unis affirmèrent que l’un de leur destroyer, l’USS Maddox, avait été attaqué par trois torpilleurs du Nord Vietnam le 2 mai 1964 et que ce même bâtiment avait à nouveau subi une attaque alors qu’il avait été rejoint par l’USS Turner Joy, deux jours plus tard, le 4 mai. Ces incidents permirent au Président Johnson d’obtenir du Congrès le feu vert pour aller bombarder le Vietnam du Nord. C’était le début de l’effroyable guerre du Vietnam. 

Toutefois, en 2005, après que les documents de cet épisode furent déclassifiés, il s’est avéré que tout cela n’avait été qu’une mise en scène, montée de toute pièce par le NSA (National Security Agency) et que l’intervention du Président des Etats-Unis devant le Congrès avait été rédigée des mois avant les motifs allégués. Peu importe, l’important était que le pays avait eu un ennemi à combattre. Puis, il y eut l’Iran en 1979 avec l’éviction du Shah par l’Ayatollah Khomeiny et la prise d’otages des membres de l’Ambassade Américaine à Téhéran. La tentative de libérer les otages par les forces spéciales de l’Armée américaine se solda par un retentissant fiasco. Le 2 août 1990 débuta la première guerre du Golfe, en Irak. Là également, le monde a pu voir les services américains à l’œuvre. Les fameux témoignages de cette jeune fille en pleur et de ce gynécologue atterré, à la suite des vols de couveuses dans les hôpitaux de Koweït City par les troupes irakiennes et les assassinats des nouveaux nés, ont fait le tour du monde et ému au plus profond les membres du Conseil de Sécurité de l’ONU. Par la suite il s’est avéré que ce sont les personnels des hôpitaux qui ont eux-mêmes mis les couveuses en sécurité et qu’il n’y avait pas eu d’assassinats de nouveaux nés. Au surplus, le fameux gynécologue s’est révélé être un dentiste qui n’avait strictement rien vu et la jeune fille n’était autre que la fille de l’Ambassadeur du Koweït à Washington, par ailleurs issue de la famille royale. 

Quelques semaines après l’attentat du 11 septembre 2001 à New York, les États-Unis commencèrent à bombarder massivement l’Afghanistan car ce pays montagneux était considéré comme le sanctuaire des auteurs de l’attaque. Les Américains ont su convaincre leurs partenaires de l’OTAN de créer une coalition et de prendre part à cette intervention. Vingt ans après, les opérations se sont soldées par un échec cuisant et au mois de septembre 2021 les États Unis se sont retirés d’un jour à l’autre, laissant derrière eux misère, désespoir et destructions. 

Quant à la deuxième Guerre du Golfe, en Irak, du mois de mars 2003, elle a aussi eu comme justification un mensonge. Qui ne se souvient pas de l’intervention du Secrétaire d’Etat Colin Powell devant le Conseil de Sécurité de l’ONU avec sa fiole contenant une arme biologique de destruction massive ? Très vite il apparut que tout cela n’était qu’une sinistre mise en scène, pour justifier une intervention militaire dont, à ce jour,  les plaies ne sont toujours pas refermées. Son originalité, si l’on peut dire, résidait dans le fait qu’il étrennait une nouvelle “doctrine stratégique”, terriblement dangereuse, la “ légitime défense préventive”. La liste pourrait être poursuivie avec la Somalie (1992), la Lybie (2011) ou encore la Syrie (2011). A chaque fois ce sont des mises en scènes fallacieuses qui ont servi de justificatifs aux interventions militaires.

            Après ce bref survol, où en sommes-nous aujourd’hui ? Les ennemis extérieurs existent toujours et ils ont pour noms la Russie et la Chine principalement, sans oublier le Vénézuéla et quelques autres pays. Celà dit, bien des citoyens américains ne croient plus aux discours qui pointent des ennemis partout – la recette est usée jusqu’à la corde et fonctionne de moins en moins bien – ils se rendent clairement compte que leurs Présidents successifs ont été obnubilés par la volonté de maintenir coûte que coûte l’hégémonie mondiale des États Unis, et ils sont fatigués de ces croisades horriblement coûteuses – des milliers de milliards de dollars – inutiles et mortifères avec des centaines de milliers de morts.

Sur le plan intérieur, une grande partie de la société américaine est tout autant fanatisée et fractionnée qu’il y a deux siècles ; le fossé entre démocrates et républicains semble s’être encore accru et on a l’impression que la situation échappe à l’actuel locataire de la Maison Blanche. D’ailleurs, aucun de ses prédécesseurs ne s’est engagé à fond pour tenter de colmater les brèches et les disparités intérieures entre le monde rural et les régions industrialisées qui sont abyssales, sans parler des problèmes intrinsèques aux centres urbains. Depuis les années 1980, les grandes entreprises industrielles ont délocalisé leurs centres de production sous des cieux économiquement plus prometteurs, créant ainsi des millions de chômeurs. Tout celà avec la bénédiction des autorités. Aujourd’hui, les discours sur les bienfaits de la mondialisation tombent dans le vide, dans la mesure où la population n’en perçoit souvent que le côté négatif. La fameuse “roast belt”, la “ceinture de la rouille” des villes désindusrialisées est une triste réalité.  S’ajoute à cela, que la grande bénéficiaire de cet exode industriel, la Chine, est aujourd’hui présentée moins comme une concurrence que comme une réelle menace pour l’économie américaine. 

Quant aux agriculteurs, ils n’arrivent plus guère à produire ni à exporter leurs produits. L’industrie agricole a lessivé les sols et les engrais ne parviennent plus leur restituer la productivité d’antan.  Au fils des ans, les nappes phréatiques ont été asséchées, dans bien des régions l’eau manque cruellement et la désertification menace. A cela s’ajoute que d’autres grands producteurs très compétitifs sont arrivés sur les marchés internationaux. La Russie et l’Ukraine sont devenus les leaders mondiaux dans le domaine céréalier. Pour ne rien arranger, les citoyens moyens qui triment pour survivre supportent de plus en plus mal l’insolence ostentatoire des milliardaires car ils savent très bien que ces fortunes se sont faites sur leurs dos. Ce qui les révoltes le plus, c’est que ces oligarques, car c’est de cela dont il s’agit, soient adulés par la classe politique.

            La masse des citoyens, se sent abandonnée, délaissée par ceux-là mêmes qui avaient promis de les soutenir. La société se paupérise, ce qui crée un climat délétère, qui s’est manifesté dans un sondage effectué au mois d’août de cette année, duquel il ressort que les 40% des Américains craignent que dans les années à venir ne débouche sur une guerre civile. Au demeurant, la société américaine paraît contradictoire, car une grande partie de la population est bigote, mais elle fait preuve d’un cynisme déconcertant car peu encline à la tolérance, elle pratique la violence sans retenue aucune. Peut-être la clé de de cette contradiction et de quelques autres réside-t-elle dans la sous-estimation dominante du rôle fédérateur que tient l’ennemi russe ou chinois non seulement dans la politique étrangère de Washington mais surtout dans la psychologie sociale des Américains : sans l’existence de l’Ennemi et la formidable mobilisation militaro-industrielle et diplomatique qu’il autorise et justifie quelles convergences subsisteraient-elles entre Démocrates et Républicains ?  

Faire sombrer la neutralité de la Suisse ? – pas avec notre accord !

par Marianne Wüthrich, docteur en droit

Horizons et débats, Zurich, 

25 octobre 2022

Le changement de nom de la neutralité suisse en «neutralité coopérative», prévu par le Département des affaires étrangères (DFAE) du conseiller fédéral Ignazio Cassis, n’a pas été bien accueilli par l’ensemble du Conseil fédéral. Pour des raisons purement tactiques, semble-t-il. Selon la télévision suisse alémanique, on ne veut pas «soulever de la poussière dans cette situation géopolitique délicate», et ceci pour éviter, à tout prix, toute action qui puisse ouvrir la voie à l’initiative sur la neutralité dont la récolte de signatures débutera prochainement: «Si le Conseil fédéral assouplissait maintenant très officiellement la politique de neutralité, ce serait du pain béni pour le camp adverse, c’est-à-dire pour les initiants.»1 Le fait que les citoyennes et citoyens faisant usage de leurs droits de démocratie directe soient considérés, par la classe politique, comme le «camp adverse» est l’un des phénomènes inacceptables des temps récents. M. Franz Grüter, conseiller national (UDC,) et Mme Priska Seiler Graf (PS), conseillère nationale, font contrepoids à de telles tentatives en insistant, sur les principes de la neutralité et de la démocratie directe.

Pour minimiser le fait que le Conseil fédéral a pratiquement supprimé la neutralité suisse depuis six mois, il enferme certes le rapport de Cassis sur la neutralité dans un tiroir, mais poursuit son objectif d’intégration de notre pays dans l’OTAN/UE par un autre biais: au travers du rapport sur la sécurité du Département de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), dont la conseillère fédérale, Mme. Viola Amherd, a également présenté sa nouvelle version début septembre.2

«Nouvelle étape de la coopération avec l’OTAN» 
véritable boîte de Pandore

Le rapport complémentaire pose la question, déplacée, de savoir si la conception suisse de la neutralité est encore d’actualité «pour tenir compte de l’équilibre entre la neutralité et la solidarité avec la communauté des valeurs occidentales» (p. 12, souligné mw.).
    Cet exercice d’équilibre entrepris du DDPS, est détaillé de la sorte: «Au vu de la guerre en Ukraine, il est dans l’intérêt de la Suisse d’axer sa politique de sécurité et de défense sur la coopération avec ses partenaires de manière plus conséquente que jusqu’à présent». (p. 18) Comme si les turbos suisses de l’OTAN n’avaient pas œuvré infatigablement à l’association plus étroite de la Suisse avec l’OTAN bien avant février 2022, et même bien avant le putsch de Maidan en 2014! Voici en bref quelques-uns des projets les plus envahissants du programme du Conseil fédéral :

  • Participation de l’armée suisse aux «exercices militaires de l’OTAN sur tout le spectre», y compris aux «exercices de défense commune» (p. 21). 
  • Invitation de troupes de l’OTAN à des exercices en Suisse (p. 21).
  • «L’OTAN pourrait vérifier, si besoin, l’interopérabilité et les capacités militaires des formations de l’armée en Suisse aussi». (p. 22) 
  • Participation de l’armée suisse au sein des formations spéciales OTAN d’intervention rapide, : «Cette participation devrait toutefois être conçue de manière à être compatible avec la neutralité […].» (p. 22) 

Il saute aux yeux qu’aucune de ces propositions n’est «compatible avec la neutralité»! Avec un tel programme, la phrase suivante, en guise de profession de foi mais prononcée du bout des lèvres, ne convainc guère non plus: «Une adhésion à l’OTAN, qui signifierait la fin de la neutralité, n’est pas une option pour la Suisse». (p.18) Le conseiller national Franz Grüter, président de la Commission de politique extérieure du Conseil national, qualifie de tels projets du Conseil fédéral de «politique malhonnête» (voir interview).

Intégration militaire dans l’UE ?

Dans ce domaine, le rapport complémentaire du DDPS voit également des possibilités d’extension, par exemple la participation à des projets de coopération structurée permanente (Permanent Structured Cooperation, Pesco) (p. 23) ou la «formalisation» des consultations en matière de politique de sécurité avec l’UE (p. 24). Avons-nous là affaire à un nouvel accord bilatéral invitant Bruxelles à réitérer, comme cela est devenu habituel, ces pressions sur la Suisse ? 

La tâche est ailleurs : contribuer à la paix
et à la stabilité au-delà de nos frontières

Au moins un des auteurs du rapport complémentaire du DDPS s’est encore souvenu des véritables objectifs de la politique de sécurité suisse : «L’objectif supérieur de la politique de sécurité suisse reste inchangé : protéger la capacité d’action, l’autodétermination et l’intégrité de la Suisse et de sa population ainsi que leurs bases d’existence contre les menaces et les dangers et contribuer à la paix et à la stabilité au-delà de nos frontières». (p. 16) En nous intégrant dans les formations guerrières de l’OTAN et de l’UE, nous ne pouvons ni protéger la sécurité de la Suisse et de sa population ni apporter notre contribution à la paix mondiale. «Contribuer à la paix et à la stabilité au-delà des frontières» doit donc être replacé au centre de la politique étrangère suisse. Un tel but n’est accessible qu’en respectant le principe de neutralité.•



Brändlin, Roger. «Bundesrat will nichts ändern an Neutralitätspolitik.» (Le Conseil fédéral ne veut rien changer à la politique de neutralité). dans: SRF News. Echo der Zeit du 07/09/2022
Rapport complémentaire au Rapport sur la politique de sécurité 2021 sur les conséquences de la guerre en Ukraine. Rapport du Conseil fédéral de 2022 (provisoire)

Quos vult perdere Iupiter dementat*

Ivo Rens

25 octobre 2022

Pour la communauté internationale, grande a été la surprise d’apprendre en septembre dernier, coup sur coup, que la Russie se proposait d’annexer non seulement les deux républiques séparatistes de Donestk et Louhantsk mais aussi les oblasts de Kherson et de Zaporijia et qu’une consultation populaire dans ces régions d’Ukraine avait déjà entériné ces annexions.

Abstraction faite de l’histoire mouvementée des populations concernées, l’immense majorité des juristes publicistes s’accordent quant aux conditions minimales requises pour qu’une consultation soit autre chose qu’un simulacre. Il faut qu’elle soit précédée d’une campagne d’information ouverte dans laquelle s’expriment des avis divers voire divergents, que puissent voter tous les citoyens adultes concernés, que les bureaux de vote soient surveillés par les tenants des différents partis et donc que la liberté d’expression soit assurée. 

Or la consultation récente organisée par l’occupant russe dans quatre régions d’Ukraine en pleine guerre a eu lien sans préavis ni campagne préalable, sans que tous les citoyens adultes concernés aient pu y prendre part, sans garantie aucune de liberté d’expression et sans contrôle autre que celui de l’occupant. Dans pareilles circonstances, il était inévitable que de très nombreux Etats condamnent cette consultation et que l’Assemblée générale des Nations Unies fassent de même, le 12 octobre dernier, par 143 voix contre 5 et 35 abstentions.

A notre avis, il n’est pas exclu que ces annexions se retournent un jour contre Moscou en fragilisant, voire en compromettant, nonobstant l’avis des populations concernées, l’annexion de la Crimée prononcée par Moscou le 17 mars 2014. Cette décision de la Fédération de Russie entérinait une décision du Parlement de Crimée datant en date du 6 mars, elle-même avalisée par un référendum tenu le 16 mars lequel avait été organisé dans des circonstances et des conditions bien différentes. Cela soit dit abstraction faite des autres conséquences redoutables que la guerre en cours pourrait encore réserver.  

(*) Ceux qu’il veut perdre, Jupiter les rend fous.

L’Ukraine et l’effondrement des valeurs occidentales

Paix, démocratie, droits de l’homme, protection de l’environnement: dans la lutte contre la Russie, nous sacrifions tout ce qui fait notre honneur

par Guy Mettan, journaliste indépendant*

Source : Horizons et débats, Zurich, 25 octobre 2022

«La Russie, cette tyrannie vieillissante, cherche à détruire l’impertinente démocratie ukrainienne. Une victoire ukrainienne confirmerait le principe du libre gouvernement, de l’intégration à l’Europe et de la capacité des gens de bonne volonté à faire face aux défis globaux. Une victoire de la Russie, par opposition, accroitrait la politique génocidaire en Ukraine, asservirait les Européens, rendrait impossible la lutte contre les menaces climatiques, renforcerait les fascistes, les tyrans et les nihilistes qui voient la politique comme un spectacle destiné à distraire les peuples de la destruction du monde. Cette guerre détermine les principes qui prévaudront au XXIe siècle, politiques de massacres de masse ou politiques défendant la dignité humaine. C’est l’avenir de la démocratie qui est en jeu.»
    Voilà en substance comment Timothy Snyder, l’un des représentants académiques les plus en vue de l’establishment occidental, décrit les enjeux de la guerre en Ukraine dans le numéro de septembre de la revue américaine Foreign Affairs. Défense des «valeurs européennes» contre barbarie, démocratie contre dictature, vertus héroïques contre crimes de guerre, c’est le discours que nous servent, jour après jour, les dirigeants et les médias occidentaux depuis le 24 février dernier sur un ton et avec une unanimité qui ne souffrent aucune réplique.

Guerres contraires au droit international

Est-on bien sûr que cette vision correspond à la réalité et que cette guerre correspond à une lutte des gentils contre les méchants ? Et quelles sont ces fameuses valeurs dont on nous ressasse les oreilles mais qu’on se garde pourtant de définir et, surtout, de soumettre à l’épreuve de nos propres comportements ? Car que vaut une «valeur» rendue inutilisable parce que frelatée ou qui aurait été dévaluée par des attitudes encore plus criminelles que celles qu’on reproche à l’adversaire? Ces questions ne sont pas anodines car, vu du reste du monde, l’Europe est en train de montrer qu’elle a échoué à partager son modèle interne – une coopération entre nations membres sur une base égalitaire et de respect mutuel – avec les autres nations du monde et qu’elle est en train de perdre son honneur et son crédit auprès d’elles.
    Un état des lieux s’impose.
    Premier constat problématique, la valeur fondatrice de l’Europe depuis 1945, celle qu’on a brandie pendant sept décennies pour justifier la création et le succès de l’Union européenne, la paix entre les nations, a totalement disparu des discours officiels et médiatiques depuis avril dernier.
    Certes la paix avait déjà connu un sérieux accroc durant la décennie 1990, pendant la guerre de Yougoslavie, lorsque la reconnaissance prématurée de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie par l’Allemagne avait mis le feu aux poudres et qu’en 1999, les états-majors allemand et otanien avaient concocté le faux plan Fer à cheval et mis en scène le massacre de Raçak prétendument ourdis par les Serbes pour liquider les Kosovars et justifier ainsi le bombardement d’un Etat européen pendant 78 jours aux pris de dizaines de morts et de milliards de dégâts. Cet idéal de paix avait aussi été mis à mal par la transformation progressive de l’OTAN en une alliance de plus en plus agressive après la disparition de l’Union soviétique, comme en ont témoigné les attaques contre la Serbie, déjà mentionnée, l’Irak, la Libye, la Syrie et l’Afghanistan, la plupart du temps commises en violant le droit international.
    Malgré ces entorses, la paix, officiellement du moins, restait un fondement de l’action et une «valeur» revendiquée de l’Europe et de l’Occident.
    C’est au nom de la paix aussi que l’Europe, France et Allemagne en tête, ont encore négocié et garanti les Accords de Minsk qui ont suivi le renversement du gouvernement ukrainien et le soulèvement des provinces orientales de l’Ukraine après les émeutes de février 2014 et le rattachement de la Crimée à la Russie. On avait même espéré qu’une paix serait possible entre l’Ukraine et la Russie à la fin mars dernier, jusqu’à ce que la médiatisation de Boutcha et la visite de Boris Johnson, début avril, mettent fin à toute velléité de négociations du côté occidental.
    Depuis lors, la paix a disparu de l’horizon européen. Bien plus, ministres et médias, présidente de la Commission européenne en tête, ne cessent de réclamer plus de guerre, plus de livraisons d’armes, plus de sanctions, plus de soutiens financiers, plus d’austérité énergétique, stigmatisant les rares voix qui osent appeler à la désescalade et à la diplomatie comme des traitres. Ce fossé béant entre les valeurs proclamées et le comportement réel sape l’entier du discours occidental sur les valeurs.
    Dans le même ordre d’idée, comment interpréter le discours des dirigeants et des médias européens, qui n’ont pas de mots assez durs pour fustiger le nationalisme de la Serbie, de la Russie, de la Hongrie, de la Turquie et qui ont toutes les prévenances possibles pour la sécession du Kosovo, l’indépendance de Taiwan, l’occupation du Golan et la colonisation de la Cisjordanie, pourtant non reconnues par le droit international ?

Les politiques méprisent la volonté populaire

Deuxième valeur défendue par l’Occident, la démocratie. Comme pour la paix, on a envie d’applaudir. Mais en y regardant de plus près on a des doutes. Comment peut-on justifier le soutien inconditionnel à un pays, l’Ukraine, sous prétexte de démocratie, alors que ce même pays a interdit tous les partis d’opposition (en mars dernier), fermé toutes les chaines d’information non-gouvernementales (en 2021 et 2022), banni les langues minoritaires (et même majoritaire puisque le russe est parlé par les deux tiers de la population), fait assassiner par ses services de sécurité des dizaines de journalistes, d’opposants politiques et même de négociateurs, laissé se développer une corruption galopante (122e position dans le classement de la corruption mondiale, pas loin de la Russie honnie), bradé 17 millions d’hectares de bonnes terres agricoles à trois multinationales américaines malgré l’opposition populaire, enrôlé de force la population masculine dans son armée, exécuté des prisonniers de guerre, utilisé sa propre population civile comme bouclier humain (voir le rapport d’Amnesty), truffé son armée et son administration de sympathisants néonazis notoires, pour ne citer que quelques faits marquants avérés et reconnus du bout des lèvres par les médias dominants ? Est-ce vraiment le modèle de démocratie que nous voulons défendre ?
    Et que dire de notre propre appétence pour la démocratie lorsque nous nous précipitons à Bakou pour cajoler le dynaste Aliev qui ne cesse d’attaquer l’Arménie, en Arabie saoudite pour amadouer le prince Mohammed bin Salmane qui a fait découper le journaliste Kashoggi en morceaux, au Qatar pour faire des risettes à l’émir ou au Cameroun pour faire ami-ami avec le président Biya au pouvoir depuis 40 ans, dans le seul but d’y quérir un peu de gaz ou de pétrole ? Tout ça pour boycotter Vladimir Poutine ?
    Et enfin que penser de notre propre fonctionnement démocratique quand nous soutenons une guerre sans avoir consulté les citoyens, quand nous sabordons la neutralité sans débat, comme c’est le cas de la Suisse, quand nous faisons assaut de bellicisme contre l’avis des gens? Rappelons à ce propos le sondage réalisé en Allemagne et publié le 30 août dernier par le magazine Sterndans l’indifférence absolue des médias occidentaux parce que contrariant pour la doxa dominante: 77 % des Allemands sont favorables à des négociations de paix en Ukraine (contre 17 % qui estiment qu’il ne faut rien faire), 87 % estiment qu’il faut parler à Poutine (contre 11 %), 62 % qu’il ne faut pas livrer d’armes lourdes à l’Ukraine (contre 32 %). Un autre donnait à peu près les mêmes résultats en Autriche. Voilà des avis populaires qu’on se gardera bien d’écouter.

Répression de la liberté d’expression

Troisième catégorie de valeurs que nous sommes censée défendre en Ukraine, les droits de l’Homme. Les idéologues occidentistes affirment que la Russie aurait commis un crime d’agression, le pire d’entre tous les crimes selon le Tribunal de Nuremberg, en lançant son «opération spéciale» contre l’Ukraine. C’est possible. Mais les Russes, sur le même mode que les accusations occidentales à propos des Ouïgours en Chine, répondent qu’ils n’ont fait que répondre au crime de «génocide» perpétré par les forces ukrainiennes depuis 2014 dans le Donbass, au prix de 14 000 morts attestés par l’ONU… Idem pour les violations du droit humanitaire, la prise en otage de civils, l’exécution de prisonniers. Selon les estimations du mois d’août, l’ONU chiffrait les pertes civiles à quelque 5 587 morts et 7 890 blessés depuis février. Ce sont 6 000 morts et 8000 blessés civils de trop mais on est loin d’un massacre généralisé et des centaines de milliers de civils tués par les troupes de l’OTAN et les armées pro-occidentales en Irak, en Afghanistan ou au Yémen.
    De même, l’Occident, et Europe en particulier, aime à se poser en modèle de la liberté d’expression, comparé à une Russie qui les bafouerait sans vergogne. Mais comment expliquer alors que nos médias sycophantes piétinent tous les critères d’une information objective en prenant unanimement parti pour l’Ukraine sans écouter l’autre partie ? Audiatur etaltera parsdisent pourtant les manuels de journalisme. Pourquoi a-t-on purement et simplement interdit les médias russes RTet Sputnik de l’UE ? N’est-ce pas une atteinte crasse à la liberté d’expression ? Depuis quand la censure est-elle démocratique et représentative de la liberté d’expression? Et comment justifier le traitement ignoble infligé à Julian Assange, Edward Snowden ou Chelsea Manning, parce qu’ils ont dénoncé les turpitudes de la NSA, les crimes américains en Irak ou les compromissions d’Hillary Clinton et du fils Biden?
    Dernier point, pour une liste que l’on pourrait rallonger, la violation flagrante du droit à la propriété privée avec la confiscation des avoirs de la Banque centrale russe, des biens privés des oligarques, et même le vol pur et simple des sept milliards d’avoirs de la Banque nationale afghane après le départ des troupes américaines.

Centrales à charbon contre Poutine

Quatrième et dernière catégorie de valeurs trahies par les pratiques occidentales, l’écologie et la lutte contre les changements climatiques. Depuis le Sommet de Rio de 1992, l’Occident s’est posé, non sans mal et avec force débats internes, en champion de la lutte pour la «préservation de la planète» et le développement des technologies vertes en déclarant notamment la guerre aux émissions de CO2. Trois ans et six mois de guerre en Ukraine plus tard, que s’est-il passé? Au nom de la lutte pour l’Ukraine et de la «mise à genou de l’économie russe», l’Europe s’est mise à importer à grands frais et à grands renforts de pétroliers et de vraquiers polluants du gaz et du pétrole de schiste conspué naguère. On rouvre des centrales au charbon en Allemagne et en Pologne avec la bénédiction des ministres écologistes qui auraient crié au scandale il y a douze mois encore. Et bientôt ce sera le tour des centrales nucléaires.
    L’Europe se persuade qu’elle incarne encore un idéal moral et qu’elle peut se contenter de déclamer les poncifs moraux de la guerre froide – sans avoir à se les appliquer. Quelles que soient les péripéties et l’issue de ce conflit, il est à craindre qu’elle ne trompe plus qu’elle-même et que cette guerre, menée au nom de la morale par Ukrainiens interposés, n’est que le masque d’une volonté de prédation universelle et d’hégémonie mondiale jamais assouvie et qui n’abuse – et n’amuse – plus les six milliards d’autres habitants de la planète. •

Références

Enquête: «Mehrheit will Verhandlungen über Kriegsende», Stern, 30 août 2022.
John Pilger, Silencing the Lambs – How Propaganda Works, Consortium News, 8 septembre 2022.
Joe Lo, African leaders blast European no-shows at climate adaptation summit, ClimateHomeNews, 6 septembre 2022. Laurence Caramel, Les Africains fustigent l’absence des pays riches au sommet de Rotterdam sur l’adaptation au changement climatique, Le Monde, 5 septembre 2022.
George Kennan, America and the Russian Future, Foreign Affairs, avril 1951.
(L’article de Guy Mettan a paru en première publication dans les colonnes de l’hebdomadaire suisse «Die Weltwoche», dans son édition du 1er octobre 2022, reproduction avec l’aimable permission de l’auteur et de la maison d’édition.) 


*Guy Mettan est journaliste et député au Grand Conseil du canton de Genève, qu’il a présidé en 2010. Il a commencé sa carrière de journaliste pendant ses études de sciences politiques; il a ensuite travaillé pour le «Journal de Geneve», Le Temps stratégique, Bilan, le Nouvau Quotidien puis comme directeur et rédacteur en chef de la «Tribune de Geneve». 
    Depuis 2005, il préside l’Union des Chambres de commerce Suisse-Russie & CEI. De 2006 à 2014, il a été président de la Croix-Rouge genevoise et membre du Conseil de La Croix-Rouge suisse jusqu’en 2019. En 1996, il a fondé le Swiss Press Club, dont il a été le président puis le directeur de 1998 à 2019.   
    Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont «Russie-Occident. Une guerre de mille ans», qui a été publié dans sept pays, dont la Chine et les États-Unis. Le titre en anglais s’appelle: «Creating Russophobia: From the Great Religious Schism to Anti-Putin Hysteria».

En route vers la troisième guerre mondiale

par Guy Mettan, journaliste indépendant

13 octobre 2022

Source : Arrêt sur info, 13 octobre 2022

Cette fois, l’ours russe est fâché. Et quand l’ours russe est fâché, il frappe tous azimuts, sans relâche et sans retenue. Seule manière d’apaiser sa colère : se coucher face contre terre, mettre les mains sur la nuque et espérer que ça passe rapidement. Le régime ukrainien, enhardi par ses récentes victoires et les encouragements armés de l’Occident, est en train d’apprendre à ses dépens cette élémentaire vérité. La Russie est désormais en guerre et elle ira jusqu’au bout quel qu’en soit le prix. Et comme l’Occident sous influence américaine n’entend pas renoncer à « affaiblir » l’ennemi russe jusqu’à son implosion finale, les dés paraissent jetés. La montée aux extrêmes est devenue inarrêtable, si bien qu’on peut désormais voir cette guerre d’Ukraine comme un prélude régional à un embrasement plus général, comme une étape vers une troisième guerre mondiale dont l’Europe sera une fois de plus le théâtre et la victime.

Quelques faits d’abord.

Il est très difficile de chiffrer l’aide militaire à l’Ukraine, certaines livraisons n’étant pas communiquées ou se faisant de gré à gré sans passer par des votes parlementaires publics. Il est aussi difficile de distinguer le militaire de « l’humanitaire » ou du soutien financier aux dépenses courantes de l’Etat ukrainien. Mais selon diverses sources, en huit mois de guerre, les Etats-Unis ont voté 54 milliards de dollars d’aides diverses à l’Ukraine dont la moitié pour des armements. Fin août, 14 milliards d’armements directs étaient attestés. A cela il faut ajouter 30 milliards d’euros alloués par les pays européens, dont au moins 10 en livraisons d’armes. Soit plus trois milliards par mois et près de cinq fois le budget militaire annuel ukrainien en quelques mois! Nul doute que la riposte russe au sabotage de Nordstream et à l’attentat contre le pont de Crimée va encore accentuer la cadence des fournitures militaires à Kiev. (Voir Connor Echols, By the numbers : Keeping track of the single largest arms transfer in US historywww.responsiblestatecraft.org, September 18, 2022, et Waffen, Kredite, Hilfsgüter : Welche Länder unterstützen die Ukraine am meisten ? Tagesspiegel, 31. August, 2022.)

Les aides en nature (fournitures de renseignements, surveillance radar et satellite, entrainement de troupes, envois de mercenaires privés et de conseillers militaires) ne sont pas compris dans ce décompte. Ces chiffres astronomiques cachent une autre réalité : la qualité et la létalité des armes livrées ne cessent de monter en gamme. On peut donc vraiment parler de co-belligérance et d’engagement direct de l’OTAN dans une guerre qui ne veut pas dire pas son nom, ni en Russie où on continue à parler « d’opération militaire spéciale », ni en Occident, où l’on persiste à prétendre que l’on n’est pas en guerre pour ne pas avoir à consulter les parlements et à dire la vérité aux peuples.

Le réarmement massif de l’Allemagne, avec la décision du chancelier Scholz d’allouer 100 milliards d’euros à cette tâche dans les années à venir, ainsi que le basculement des armées suédoises et finlandaises, neutres jusqu’ici, dans le giron de l’OTAN, sont autant de signes de cette nouvelle marche vers la guerre généralisée.

Autre fait majeur, le sabotage de trois des quatre tubes des gazoducs Nordstream I et II. Cette opération visait à la fois un but tactique à court terme – détruire l’approvisionnement de l’Allemagne en gaz bon marché pour l’arrimer au gaz américain mais aussi couper court aux protestations grandissantes des opinions publiques européennes et des industriels allemands qui commençaient à réclamer des négociations avec la Russie (la mise hors d’usage des tubes rend caduque toute velléité de paix et de rétablissement des circuits économiques) – et un but militaire stratégique : désintriquer l’économie allemande et européenne de ses liens avec la Russie de façon à constituer deux blocs économiques complètement indépendants et prêts à se livrer une bataille sans merci. Dans la perspective d’une guerre à outrance, il est en effet vital de couper les ponts.

L’ancien rédacteur en chef du quotidien financier Handelsblatt, Gabor Steingart, en a parlé sans détour dans l’un de ses Pioneer Briefings : « La conduite d’une troisième guerre mondiale n’est pas seulement une question militaire. C’est d’abord et avant tout une question économique. Car sans désenchevêtrement économique le long des blocs de puissance et des blocs militaires, une guerre efficace et soutenable sur une longue période est impossible, comme on l’a vu avec la dépendance de l’Allemagne au gaz naturel russe. Celui qui veut rendre la guerre mondiale gérable doit d’abord dégrouper le commerce mondial. L’indépendance économique est plus importante que des milliards supplémentaires pour la Bundeswehr. Vus sous l’angle économique, les préparatifs pour rendre une troisième guerre mondiale gérable battent leur plein ». (3. Weltkrieg : So soll er führbar gemacht werden, Dienstag, 3. Mai 2022). Il n’y a pas un mot à rajouter.

C’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre le déluge des sanctions économiques qui se sont abattues sur la Russie depuis février. Considérées objectivement, elles n’ont qu’un effet très limité sur l’économie russe, avec une récession attendue de -4,5% au lieu des -12 % espérés par l’OTAN, à peine équivalente à celle que la France a connue en 2020 avec le Covid. Elles ont même eu un effet inverse dans la mesure où les revenus des exportations de pétrole et de gaz devraient rapporter 338 milliards de dollars à la Russie cette année, en hausse de près 100 milliards par rapport à 2021 ! (Cf. Patrick Cockburn, How the West’s Sanctions on Russia Boomeranged. The sanctions have completely failed, Counterpunch, October 10, 2022).

C’est pourquoi on ne discute jamais de leur efficacité dans nos médias, qui répètent en boucle le mantra d’Ursula von der Leyen, selon lequel il suffirait d’attendre. Le but est de contraindre les entreprises occidentales à cesser toute interaction avec la Russie de façon à pouvoir les mobiliser entièrement en cas de guerre générale.

Quant à l’attentat contre le pont de Crimée, qui fait suite à une longue série de sabotages, de bombardements et d’exécutions de cadres pro-russes dans les républiques du Donbass, sur le territoire russe ou contre la centrale nucléaire de Zaparoje, il visait à couper les approvisionnements des armées russes de Crimée et de Kherson dans la perspective d’une offensive générale ukrainienne vers le sud. Cette tactique avait déjà été utilisée en août contre les ponts sur Dniepr avant l’offensive de septembre contre Kherson.

En effet, après avoir obtenu des gains au nord, à Kharkov, et au sud-ouest, à Kherson, la stratégie de Kiev vise logiquement à couper le front russe en deux par une attaque massive sur Melitopol et Marioupol, ce qui conduirait l’armée russe à une déroute complète. Mais le demi-échec de l’attentat, suivi d’une riposte massive des Russes depuis lundi ainsi que l’engagement graduel de troupes russes fraîches et la mise hors combat des capacités d’écoute et de transmission de l’armée ukrainienne rendent cette offensive moins probable. Pas sûr que l’armée russe se laisse à nouveau surprendre.

A ce propos, il est aujourd’hui évident que Poutine a commis la même erreur que Staline lorsque ce dernier a attaqué la Finlande en 1939. La Finlande de l’époque était proche de l’Allemagne nazie et était armée par elle. Les canons et la marine allemande menaçaient directement Saint-Pétersbourg, tout comme la présence de l’OTAN dans l’Ukraine d’aujourd’hui aux yeux de la Russie. Pour Staline, il s’agissait d’une guerre préventive avant la grande guerre à venir contre les Allemands. Pour amadouer les sceptiques, il avait alors engagé des troupes insuffisantes, auxquelles les Finlandais se sont opposés avec succès. Réalisant son erreur, il a fini par envoyer de nouvelles forces, et il a gagné. Poutine a lui aussi engagé une force trop petite, et l’opération de police s’est trouvée confrontée à une résistance inattendue et à des revers qui l’obligent aujourd’hui à décréter une mobilisation partielle et à monter en puissance afin d’obliger l’Ukraine à capituler.

L’avenir dira si ce schéma est correct. Mais s’il est pertinent, il y a tout lieu d’en redouter les conséquences. En effet, en 1940, Hitler avait suivi de près le déroulement de la guerre russo-finlandaise et en avait conclu que si même une Finlande faible et peu peuplée pouvait humilier l’Union soviétique, la puissante Allemagne allait pouvoir la vaincre sans coup férir. On a vu ce qu’il lui en a coûté. Or il semble qu’aujourd’hui l’adversaire stratégique de la Russie – l’Occident collectif sous drapeau américain – soit en train de commettre la même erreur que Hitler. Son bellicisme et sa propagande exacerbée, qui présentent la victoire finale contre la Russie comme un devoir moral et un fait acquis, lui font penser que Moscou peut être vaincu. Avec ou sans armes nucléaires tactiques, peu importe. Ce climat de triomphalisme rend nouvelle guerre générale très probable.

Tel est le principal enjeu du moment. Que les Ukrainiens conquièrent plus ou moins de villages, coulent des navires emblématiques comme le Moskva ou bombardent des infrastructures russes symboliques comme Nordstream ou le pont de Crimée est d’une importance somme toute relative. Ce qui compte, c’est la conclusion qu’en tirent leurs sponsors occidentaux. S’ils persistent à croire qu’ils peuvent battre la Russie et l’affaiblir à mort, alors cette idée erronée va déclencher une nouvelle guerre mondiale. Et Liz Truss, qui s’est dit prête à appuyer sur le bouton rouge, pourra passer à l’acte. Tout comme Vladimir Poutine s’il se sent réduit à cette extrémité.

Dans son discours du 30 septembre, qui a à peine mentionné l’Ukraine, ce dernier a montré qu’il avait compris le message qu’on lui avait envoyé en surarmant l’Ukraine, en sabotant les infrastructures russes et en multipliant les sanctions et que, à ses yeux, le conflit avait basculé dans une autre dimension, à savoir une guerre de civilisation sans merci contre l’Occident collectif. Survivra qui pourra.

Le temps est compté pour faire dérailler cet engrenage fatal. Plus que jamais, il s’agit de retrouver l’usage de ce mot oublié depuis le 24 février dernier : paix.

Guy Mettan

*Guy Mettan, est l’auteur de nombreux ouvrages. Nous vous recommandons :

Russie-Occident. Une guerre de mille ans  (Il n’est plus disponible. Une nouvelle édition est prévue début 2023).

Le continent perdu, éditions des Syrtes.

La tyrannie du Bien, éditions des Syrtes.

Voir aussi :

L’Ukraine et l’effondrement des valeurs occidentales

Maria Zakharova : «Nous voulons une Ukraine neutre, non alignée et non nucléaire»

Contradictions énergétiques et géopolitiques

1000 km de gagné, 9000 de perdus

L’Europe ne peut que perdre

Dr. Volodymyr & Mr. Zelensky: la face cachée du président ukrainien

Pourquoi personne ne veut la paix en Ukraine

La Zelenskimania et l’image ravagée de la Suisse

Les causes profondes de la guerre en Ukraine

Source: https://arretsurinfo.ch/en-route-vers-la-troisieme-guerre-mondiale/

We’re Being Pushed Toward Nuclear War On A Fiction: Notes From The Edge Of The Narrative Matrix

by

Caitlin Jonhstone

14 October 2022

We’re being driven toward nuclear war on the completely fictional claim that Putin is a Hitler-like megalomaniac who’s just invading countries completely unprovoked, solely because he is evil and hates freedom, and won’t stop invading and conquering until he’s stopped by force.

The news media aren’t telling people about the western aggressions which led to this war. They’re not telling people the US is keeping this war going with the stated goal of weakening Russia and is rejecting peace talks and refusing to push for peace. All people are being told is that Putin is another Hitler who won’t listen to reason and only understands violence. The world’s two nuclear superpowers are being pushed closer and closer to direct military confrontation based on a complete fiction which omits mountains of facts.

To participate in this madness is indefensible. It is indefensibly immoral to foist a fictional version of events upon a trusting populace in order to manufacture consent for more and more aggressive acts of brinkmanship with a nuclear superpower. These people are depraved.

“No no you don’t understand, if we weren’t being told constantly by the media that this proxy war needs our full support and censoring the voices who dispute this and using giant troll armies to swarm and silence anyone who questions this, we might fall victim to propaganda.”

“You’re not anti-war, you’re just anti-AMERICAN wars,” said the person who is loudly cheerleading America’s proxy war in Ukraine.

Warmongers don’t like being called warmongers when they support a US proxy war that was deliberately provoked by the US and is being sustained by the funding and facilitation of the US with the explicit goal of weakening a longtime geopolitical rival of the US. They get very upset when you point out the fact that they are doing this, and when people’s opposition to their warmongering is described as “anti-war”:

They very much prefer to pretend that this time the US is on the good and righteous side of a war, because in that imaginary world they’re the cool anti-fascists standing up to an evil tyrant and those who oppose their warmongering are the real warmongers.

“This time the US is on the GOOD side of a war! Also, goo goo ga ga I am a little baby with a little baby brain.”

The closer we get to nuclear war the less patience I have for sectarian spats between people who are supposed to be opposing war and militarism. Grow the fuck up and get over yourselves. This is more important than you and your ego.

Don’t let anyone tell you your criticisms of US warmongering make no difference; if they didn’t, the empire wouldn’t work so hard to dissuade you from making them. They work so hard to manufacture public consent for their agendas because they absolutely require that consent.

An entire globe-spanning empire rests on our closed eyelids. Depends on keeping us in a propaganda-induced coma. Circulating ideas and information which discredit and dispute that propaganda poses a direct threat to that empire. That’s what all the censorship of dissent is about.

Is your one tweet, video or public demonstration going to bring the empire crashing down? Of course not. But it will spread awareness by that much. And all positive changes in human behavior are always preceded by an expansion of awareness. You’re nudging us all toward awakening to whatever extent you help expand awareness of truth and reality.

We can’t be the Hollywood hero who single-handedly decapitates the machine, but we can all collectively throw sand in its gears, making it harder and harder for it to function. That’s what disrupting the imperial propaganda machine accomplishes, because that machine depends on propaganda. The weakest part of an empire that’s held together by lies and manipulation is its lies and manipulations; that’s why it’s such an aggressively protected aspect of its power. And it happens to be the one part that anyone with a voice can attack, and attack effectively.

The nightmare scenario for our rulers is the same as the nightmare scenario for every ruler throughout history: that the masses will get sick of their rule and use the power of their numbers to get rid of them. That’s exactly what the propaganda matrix is designed to prevent.

One aspect of this struggle that is a bit like a Hollywood movie is that it kind of is a struggle between light and darkness, because the empire depends on keeping its activities obfuscated and unseen while we’re all working to make its machinery visible and transparent. That’s why Assange is in prison. It’s also why internet censorship keeps ramping up, why propaganda is getting more and more blatant, and why online discussion is swarmed by astroturf trolling ops. Those in power are working against the people to keep things dark and unseen.

_______________________

My work is entirely reader-supported, so if you enjoyed this piece please consider sharing it around, following me on FacebookTwitterSoundcloud or YouTube, buying an issue of my monthly zine, or throwing some money into my tip jar on Ko-fiPatreon or Paypal. If you want to read more you can buy my books. The best way to make sure you see the stuff I publish is to subscribe to the mailing list for at my website or on Substack, which will get you an email notification for everything I publish. Everyone, racist platforms excluded, has my permission to republish, use or translate any part of this work (or anything else I’ve written) in any way they like free of charge. For more info on who I am, where I stand, and what I’m trying to do with this platform, click here. All works co-authored with my American husband Tim Foley.

Bitcoin donations:1Ac7PCQXoQoLA9Sh8fhAgiU3PHA2EX5Zm2

Feature image was posted to Flickr by Amaury Laporte at https://flickr.com/photos/8283439@N04/51909291570 (CC BY 2.0)

Liked it? Take a second to support Caitlin Johnstone on Patreon!