En finir avec la stratégie américaine du Regime Change en Bolivie et ailleurs

par Medea Benjamin et Nicolas J. S. Davies (*)

02.11.2020

Source : https://www.les-crises.fr/

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

[Le « Regime Change » trop souvent traduit par changement de régime est en fait une pratique des États-Unis qui consiste à susciter la révolution et/ou le coup d’Etat visant à mettre en place un gouvernement local favorable à leurs intérêts, NdT]

Medea Benjamin et Nicolas J. S. Davies abordent les utilisations illégales et destructrices de la coercition militaire, diplomatique et financière américaine depuis le 11 septembre.

Moins d’un an après que les États-Unis et l’Organization of American States (OAS, Organisation des États américains, en français OEA), appuyée par les États-Unis, ont soutenu un coup d’État militaire violent visant à renverser le gouvernement de Bolivie, le peuple bolivien a réélu le Mouvement pour le socialisme (MAS) et l’a rétabli au pouvoir.

Dans la longue histoire des « renversements de régime » appuyés par les États-Unis dans les pays du monde entier, rarement un peuple et un pays n’ont rejeté aussi fermement et démocratiquement les efforts des États-Unis pour leur dicter la manière dont ils seront gouvernés. La présidente intérimaire Jeanine Añez a demandé 350 personnes ayant des visas américains pour elle-même et pour d’autres qui pourraient être poursuivis en Bolivie pour leur rôle dans le coup d’État.

Le récit d’une élection truquée en 2019 que les États-Unis et l’OEA ont colporté pour soutenir le coup d’État en Bolivie a été complètement démenti. Le soutien du MAS provient principalement des Boliviens indigènes des campagnes, de sorte qu’il faut plus de temps pour recueillir et compter leurs bulletins de vote que ceux des citadins plus aisés qui soutiennent les opposants néolibéraux de droite du MAS.

Comme les votes proviennent des zones rurales, leur comptage se fait de plus en plus selon le système MAS. En prétendant que ce schéma prévisible et normal dans les résultats des élections boliviennes était la preuve d’une fraude électorale en 2019, l’OEA porte la responsabilité d’avoir déclenché une vague de violence contre les partisans indigènes du MAS qui, en fin de compte, n’a fait que délégitimer l’OEA elle-même.

Tweet d’Evo Morales, ancien président de la Bolivie, appelant à l’unité pour soutenir le président élu Luis Arce, montré en photo, et à la restauration de la démocratie.

Il est instructif de constater que l’échec du coup d’État soutenu par les États-Unis en Bolivie a conduit à un résultat plus démocratique encore que les opérations de changement de régime américaines qui ont réussi à écarter un gouvernement du pouvoir. Les débats internes sur la politique étrangère américaine supposent systématiquement que les États-Unis ont le droit, voire l’obligation, de déployer un arsenal d’armes militaires, économiques et politiques pour forcer un changement politique dans les pays qui résistent à leurs diktats impériaux.

Dans la pratique, cela signifie soit une guerre totale (comme en Irak et en Afghanistan), un coup d’État (comme en Haïti en 2004, au Honduras en 2009 et en Ukraine en 2014), des guerres secrètes et par procuration (comme en Somalie, en Libye, en Syrie et au Yémen) ou des sanctions économiques punitives (comme contre Cuba, l’Iran et le Venezuela) – qui violent toutes la souveraineté des pays visés et sont donc illégales en vertu du droit international.

Quel que soit l’instrument de changement de régime utilisé par les États-Unis, ces interventions américaines n’ont amélioré la vie des habitants d’aucun de ces pays, ni d’innombrables autres dans le passé. Le brillant ouvrage de William Blum, Killing Hope : U.S. Military and CIA Interventions Since World War II, publié en 1995 [paru en France en 2004: Les Guerres scélérates. Tuer l’espoir: l’armée américaine et le C.I.A. Interventions depuis la Seconde Guerre mondiale, NdT] , répertorie 55 opérations de changement de régime américaines en 50 ans, entre 1945 et 1995. Comme le montrent clairement les comptes-rendus détaillés de Blum, la plupart de ces opérations ont impliqué des initiatives américaines visant à écarter du pouvoir des gouvernements élus par le peuple, comme en Bolivie, et les ont souvent remplacées par des dictatures soutenues par les États-Unis : comme le Shah d’Iran, Mobutu au Congo, Suharto en Indonésie et le général Pinochet au Chili.

Même lorsque le gouvernement visé est un gouvernement violent et répressif, l’intervention américaine conduit généralement à une violence encore plus grande. Dix-neuf ans après la chute du gouvernement taliban en Afghanistan, les États-Unis ont largué 80 000 bombes et missiles sur les combattants et les civils afghans, mené des dizaines de milliers de raids nocturnes « tuer ou capturer », et la guerre a tué des centaines de milliers d’Afghans.

En décembre 2019, le Washington Post a publié une foule de documents du Pentagone révélant qu’aucune de ces violences ne repose sur une véritable stratégie visant à apporter la paix ou la stabilité en Afghanistan – il s’agit simplement d’une sorte d’ « embrouillamini » sauvage, comme l’a dit le général américain McChrystal. Aujourd’hui, le gouvernement afghan soutenu par les États-Unis est enfin en pourparlers de paix avec les talibans sur un projet de partage du pouvoir politique pour mettre fin à cette guerre « sans fin », car seule une solution politique peut offrir à l’Afghanistan et à son peuple un avenir viable et pacifique que des décennies de guerre leur ont refusés.

En Libye, cela fait neuf ans que les États-Unis, leurs alliés de l’OTAN et les monarchies arabes ont lancé une guerre par procuration soutenue par une invasion secrète et une campagne de bombardement de l’OTAN qui a conduit à l’horrible sodomie et à l’assassinat du leader libyen anticolonialiste de longue date, Mouammar Kadhafi. Cela a plongé la Libye dans le chaos et la guerre civile entre les différentes forces par procuration que les États-Unis et leurs alliés ont armées, entraînées et avec lesquelles ils ont travaillé pour renverser Kadhafi.

Une enquête parlementaire au Royaume-Uni a révélé qu’ « une intervention limitée pour protéger les civils a dérivé vers une politique opportuniste de changement de régime par des moyens militaires, qui a conduit à l’effondrement politique et économique, à des guerres inter-milices et intertribales, à des crises humanitaires et de migration, à des violations généralisées des droits de l’homme, à la propagation des armes du régime Kadhafi dans la région et à la croissance de l’État islamique en Afrique du Nord. »

Les différentes factions belligérantes libyennes sont maintenant engagées dans des pourparlers de paix visant à un cessez-le-feu permanent et, selon l’envoyé de l’ONU, à « tenir des élections nationales dans les plus brefs délais possibles pour restaurer la souveraineté de la Libye », la souveraineté même que l’intervention de l’OTAN a détruite.

Le conseiller en politique étrangère du sénateur Bernie Sanders, Matthew Duss, a demandé à la prochaine administration américaine de procéder à un examen complet de la « guerre contre le terrorisme » de l’après-11 septembre, afin que nous puissions enfin tourner la page de ce chapitre sanglant de notre histoire.

Duss veut une commission indépendante pour juger ces deux décennies de guerre sur la base des « normes du droit international humanitaire que les États-Unis ont contribué à établir après la Seconde Guerre mondiale », qui sont énoncées dans la Charte des Nations Unies et les Conventions de Genève. Il espère que cette révision « stimulera un débat public vigoureux sur les conditions et les règles juridiques au sein desquelles les États-Unis utilisent la violence militaire. »

Une telle révision est attendue depuis longtemps et nécessaire, mais elle doit faire face à la réalité qui est que, dès le début, la « guerre contre le terrorisme » a été conçue pour couvrir une escalade massive des opérations américaines de « changement de régime » contre de nombreux pays, dont la plupart étaient gouvernés par des régimes laïques qui n’avaient rien à voir avec la montée d’Al-Qaïda ou les crimes du 11 septembre.

Des notes prises par le haut responsable politique Stephen Cambone lors d’une réunion au Pentagone, toujours endommagé et fumant, dans l’après-midi du 11 septembre 2001, résument les ordres du secrétaire à la Défense Rumsfeld d’obtenir « rapidement les meilleures informations. Jugez s’il est possible de frapper S.H. [Saddam Hussein] en même temps – et pas seulement UBL [Oussama Ben Laden]. Balayez tout. Que les choses soient liées ou pas. »

Au prix d’une violence militaire terrible et de pertes massives en vies humaines, le règne mondial de la terreur qui en a résulté a installé des pseudo-gouvernements dans des pays du monde entier qui se sont avérés plus corrompus, moins légitimes et moins capables de protéger leur territoire et leur population que les gouvernements que les actions américaines ont supprimés.

Au lieu de consolider et d’étendre la puissance impériale américaine comme prévu, ces utilisations illégales et destructrices de la contrainte militaire, diplomatique et financière ont eu l’effet inverse, laissant les États-Unis toujours plus isolés et impuissants dans un monde multipolaire en évolution.

Aujourd’hui, les États-Unis, la Chine et l’Union européenne sont à peu près égaux en termes de taille de leurs économies et de commerce international, mais même leur activité combinée représente moins de la moitié de l’activité économique mondiale et du commerce extérieur. Aucune puissance impériale ne domine économiquement le monde d’aujourd’hui comme les dirigeants américains trop confiants l’espéraient à la fin de la guerre froide, ni n’est divisée par une lutte binaire entre des empires rivaux comme pendant la guerre froide. C’est le monde multipolaire dans lequel nous vivons déjà, et non celui qui pourrait émerger à un moment donné dans l’avenir.

Ce monde multipolaire a progressé, forgeant de nouveaux accords sur nos problèmes communs les plus critiques, des armes nucléaires et conventionnelles à la crise climatique en passant par les droits des femmes et des enfants. Les violations systématiques du droit international et le rejet des traités multilatéraux par les États-Unis en ont fait une exception et un problème, et certainement pas un leader, comme le prétendent les politiciens américains.

Joe Biden parle de restaurer le leadership international américain s’il est élu, mais cela sera plus facile à dire qu’à faire. L’empire américain s’est hissé au rang de leader international en mettant sa puissance économique et militaire au service d’un ordre international fondé sur des règles dans la première moitié du XXe siècle, qui a culminé avec les règles de droit international de l’après-guerre. Mais les États-Unis se sont progressivement détériorés au cours de la guerre froide et du triomphalisme de l’après-guerre froide pour devenir un empire fragile et décadent qui menace maintenant le monde avec des doctrines comme « je suis puissant donc je fais le bien », ou « à prendre ou à laisser »

Lorsque Barack Obama a été élu président en 2008, une grande partie du monde considérait encore l’ancien président George W. Bush, le vice-président Dick Cheney et la « guerre contre le terrorisme » comme exceptionnels, plutôt que comme une nouvelle norme de la politique américaine. Obama a reçu le prix Nobel de la paix sur la base de quelques discours et des espoirs désespérés du monde pour un « président de la paix ». Mais huit années d’Obama, de Biden, de Mardis de la terreur et de listes de victimes [Allusion aux assassinats par drone de la victime et de ses proches, NdT], suivies de quatre années de président Donald Trump, de vice-président Mike Pence, d’enfants en cage et de la nouvelle guerre froide avec la Chine ont confirmé les pires craintes du monde, à savoir que le côté sombre de l’impérialisme américain vu sous Bush et Cheney n’était pas une aberration.

Au milieu des changements de régime bâclés et des guerres perdues par l’Amérique, la preuve la plus concrète de son attachement apparemment inébranlable pour l’agression et le militarisme est que le complexe militaro-industriel américain dépasse encore les dix plus grandes puissances militaires du monde réunies, ce qui est totalement hors de proportion avec les besoins de défense légitimes de l’Amérique.

Concrètement si nous voulons la paix nous devons donc : cesser de bombarder et de sanctionner nos voisins et d’essayer de renverser leurs gouvernements ; retirer la plupart des troupes américaines et fermer les bases militaires dans le monde entier ; et réduire nos forces armées et notre budget militaire à ce dont nous avons vraiment besoin pour défendre notre pays, et non pour mener des guerres d’agression illégales à l’autre bout du monde.

Dans l’intérêt des gens du monde entier qui organisent des mouvements de masse pour renverser des régimes répressifs et qui luttent pour construire de nouveaux modèles de gouvernement qui ne soient pas des répliques des régimes néolibéraux en faillite, nous devons empêcher notre gouvernement – quel que soit le responsable de la Maison Blanche – d’imposer sa volonté.

Le triomphe de la Bolivie sur le changement de régime soutenu par les États-Unis est une affirmation du pouvoir populaire émergeant de notre nouveau monde multipolaire, et la lutte pour faire avancer les États-Unis vers un avenir post-impérial est également dans l’intérêt du peuple américain. Comme l’a dit un jour le défunt leader du Venezuela Hugo Chavez à une délégation américaine en visite, « Si nous travaillons ensemble avec les peuples opprimés au sein des États-Unis pour surmonter l’empire, nous ne nous libérerons pas seulement nous-mêmes, mais aussi le peuple de Martin Luther King. »

(*) Medea Benjamin est cofondatrice de CODEPINK : Women for Peace et auteur de nombreux livres dont Kingdom of the Unjust : Behind the US-Saudi Connection et Inside Iran : the Real History and Politics of the Islamic Republic of Iran.

Nicolas J. S. Davies est journaliste indépendant, chercheur au CODEPINK et auteur de Blood On Our Hands : the American Invasion and Destruction of Iraq.

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