Pourquoi la guerre d’Ukraine n’a pu être évitée 

par Jean-Guy Rens

Conseil en études stratégiques

Montréal 31 mars 2023

Réflexions sur l’ouvrage de Benjamain Abelow intitulé How the West brought war to Ukraine: Understanding How US and NATO Policies Led to Crisis, War, and the Rise of Nuclear Catastrophe, paru en août 2022.

George Kennan, visonnaire de la paix par-delà la guerre froide

À l’annonce du vote du Sénat américain en faveur de l’expansion de l’OTAN en direction des pays de l’Europe de l’Est en 1998, le diplomate à la retraite George Kennan avait eu ce commentaire cinglant : « Pendant la guerre froide, nos divergences portaient sur le régime communiste soviétique. Et maintenant, nous tournons le dos à ceux-là mêmes qui ont organisé la plus grande révolution sans effusion de sang de l’histoire pour renverser ce régime soviétique. »[1]

George Kennan avait été l’architecte du concept d’endiguement (containment) qui fut au cœur de la stratégie américaine tout au long de la guerre froide. De mai 1944 à avril 1946, il avait été chef de mission à Moscou. À son retour aux États-Unis, il avait publié un article dans la revue Foreign Affairs sous le pseudonyme de X, qui expliquait la politique étrangère soviétique comme visant à renverser le capitalisme au terme d’une évolution historique inéluctable et non par la guerre.[2]

En conséquence de quoi, l’article préconisait le déploiement par les États-Unis de politiques, économiques et idéologiques (y compris des opérations secrètes), mais pas militaires. Il a répété à plusieurs reprises, à l’époque et tout au long de sa vie, qu’il n’avait jamais eu l’impression que les Soviétiques étaient sur le point d’envahir militairement l’Europe occidentale.

Quoiqu’il en soit, l’empire soviétique s’est effondré sans coup férir, libérant les anciennes républiques soviétiques et conduisant à toute une série d’accords sur le contrôle des armements : Traité de réduction et de limitation des armes stratégiques offensives (1991), Traité Ciel ouvert (1992) et traité d’interdiction complète des essais nucléaires (1996). À cette liste, il convient d’ajouter le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) qui, bien que conclu à la fin de la période soviétique (1987), participait déjà de l’esprit de libéralisation à venir.

Face au courage des démocrates russes qui ont démantelé l’Union soviétique, quelle est la réponse des États-Unis? L‘administration de Bill Clinton élargit l’OTAN à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque et publie des lignes directrices pour l’adhésion du reste de l’Europe de l’Est. George Kennan conclut avec désespoir : « Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière très négative et que cela modifiera toute leur politique. Je pense que c’est une erreur tragique. Il n’y avait aucune raison à cela. Personne ne menaçait quiconque. »[3]

Ce n’est pas tout. George Kennan ajoute à l’intention de son intervieweur : « Bien sûr que la Russie aura une mauvaise réaction et ensuite [les partisans de l’élargissement de l’OTAN] diront que nous vous avons toujours dit que les Russes étaient comme ça. Mais c’est tout simplement faux. »[4] C’est la définition même de la prophétie autoréalisatrice : on désigne l’autre comme l’ennemi, l’autre proteste, donc on avait raison de le qualifier d’ennemi.

Cette interview de George Kennan en 1998 à elle seule anticipe l’ouvrage du Dr Benjamin Abelow intitulé “How the West Brought War to Ukraine”.[5] L’auteur est un médecin spécialisé dans les questions d’armement nucléaire, donc tout spécialement sensibilisé au danger que fait courir un conflit entre puissances nucléaires. Loin de lui l’idée d’exonérer la Russie pour son invasion de l’Ukraine. Une guerre est un acte criminel et celui qui la déclenche doit en porter la responsabilité.

L’expansion de l’OTAN au-delà de la fable des « bons » et des « méchants »

Mais pourquoi la Russie a-t-elle envahi l’Ukraine? Le Dr Benjamin Abelow réfute la fable que l’on raconte dans les médias occidentaux : « L’histoire d’une Russie maléfique, irrationnelle et intrinsèquement expansionniste, dirigée par un leader paranoïaque, opposée à la vertu des États-Unis et de l’Europe, est une confabulation nébuleuse et étrange, incompatible avec toute une série d’événements concordants au cours des 30 dernières années. »(*)

Il insiste sur l’importance de procéder à une analyse précise des origines du conflit : « L’objectif premier de ce livre est de corriger un récit erroné, et ce pour une raison très pratique : les récits erronés conduisent à des effets néfastes. Tous les récits débouchent inévitablement sur des comportements ; ils sont à la fois descriptifs et contributifs. En fonctionnant comme des modélisations de la réalité, les récits servent de guide pour l’action. Ensuite, par la dynamique entre action et réaction, force et contre-force, ils peuvent produire les résultats qu’ils prétendent être déjà présents. »(*)

Le questionnement du Dr Abelow l’oblige à remonter à la période qui précède immédiatement dissolution de l’Union soviétique : « L’histoire commence en 1990, alors que l’Union soviétique touche à sa fin, les dirigeants occidentaux cherchent à réunifier l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest sous les auspices de l’OTAN. Pour ce faire, Moscou devait accepter de retirer ses quelque 400 000 soldats d’Allemagne de l’Est. Pour apaiser Moscou, les dirigeants occidentaux ont fait savoir que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’est vers la frontière russe. »(*)

George Kennan ne disait pas autre chose quand il déplorait l’expansion de l’OTAN. Certes, aucun traité ou accord n’a été signé à l’occasion des négociations qui ont présidé au retrait d’Allemagne des forces soviétiques : « En décrivant cet épisode, écrit le Dr Abelow, je ne suggère pas que les assurances occidentales étaient juridiquement contraignantes. (…) Je tiens simplement à souligner que l’Occident a agi d’une manière calculée pour tromper Moscou et que cet épisode a jeté les bases d’un sentiment russe grandissant selon lequel l’OTAN, et les États-Unis en particulier, n’étaient pas dignes de confiance. »(*)

Aujourd’hui, le narratif occidental veut que ces assurances n’aient jamais été données. Les comptes rendus des nombreuses réunions OTAN-URSS de l’époque démentent cette légende dorée voulant que les troupes d’occupation soviétiques aient disparu d’Allemagne sans discussions préliminaires, comme sur un acte de baguette magique. D’ailleurs, le ministre français des Relations extérieures de l’époque, Roland Dumas, a confirmé ces engagements dans une interview donné au site web économique Les Crises à la veille de l’invasion de l’Ukraine.[1]

Les dénégations actuelles servent juste à souligner la mauvaise foi des faiseurs d’opinion –dirigeants et médias–aujourd’hui. Il s’agit d’une récriture manifeste de l’histoire. Car à la limite, il importe peu de savoir quelles furent exactement les termes de l’engagement occidental. Les faits demeurent : les troupes russes ont été retirées d’Allemagne et l’OTAN a réarmé immédiatement les pays libérés.

La destruction des accords sur le désarmement

Sitôt après que la situation de force a été inversée en Europe de l’Est, les États-Unis ont dénoncé un à un les accords sur le contrôle des armements :

  • 2002, retrait du Traité antimissile (ABM);
  • 2019, retrait du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI);
  • 2020: retrait du Traité « Ciel ouvert » qui permettait aux deux pays de conduire des vols de reconnaissance sur le territoire de l’autre.

« Mises ensemble, ces trois dates marquent le retour de la course aux armements et les États-Unis en sont les grands responsables. » (*)

Une des raisons invoquées était que la Chine n’était pas partie prenante à ces traités et pouvait continuer à s’armer. Il s’agit d’une excuse assez théorique si on considère la modestie des armements déployés par la Chine par rapport aux États-Unis. Toujours est-il que la Russie réagit en cherchant à négocier de nouveaux engagements sur le déploiement des missiles. Le Dr Abelow explique : « Ces restrictions et moratoires auraient pu permettre aux États-Unis et à la Russie de faire une pause en matière d’armes mutuellement ciblées afin de déployer des armes contre la Chine. Les États-Unis ont toutefois rejeté la proposition russe. » (*)

Les États-Unis considéraient l’affaire des forces nucléaires à portée intermédiaire comme une affaire classée et le Dr Abelow cite longuement le major Brennan Deveraux qui est un stratège de l’armée américaine spécialisé dans l’artillerie à roquettes et la guerre des missiles :

« Au lieu de débats internes sur les implications stratégiques de la réintroduction de ces missiles, le discours militaire public s’est concentré sur la question de savoir quel service aurait la responsabilité de leur utilisation et de leur développement. Cela signifiait que l’utilisation finale des nouveaux missiles et leur projection à l’avant étaient un fait acquis. »[1]

Il est intéressant de noter que le président français Emmanuel Macron avait alors questionné le rejet de l’offre russe par les États-Unis. Brennan Deveraux explique que « sans soutenir techniquement la proposition russe, M. Macron a insisté sur la nécessité d’ouvrir des lignes de communication avec la Russie. »L’absence de dialogue avec la Russie a-t-elle rendu le continent européen plus sûr ? Je ne le pense pas », a-t-il dit. »[2] On mesure ici le peu d’influence des alliés européens sur la stratégie américaine à la veille du déclenchement des hostilités en Ukraine. 

L’OTAN est à la fois le problème et la réponse au problème

On se souvient que l’expansion de l’OTAN avait été justifiée par la nécessité d’assurer la sécurité des pays d’Europe de l’Est. Mais cette excuse ne saurait être invoquée pour le démantèlement de l’architecture juridique du contrôle des armements. Nous passons ici dans une stratégie radicalement différente : celle d’avoir les mains libres pour déployer un armement offensif.

Il est bon de souligner que le cœur de la politique de contrôle des armements était le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) qui portait sur l’élimination des missiles de croisière et missiles balistiques, à charge conventionnelle ou nucléaire. Quand ces missiles, qui ont une portée se situant entre 500 et 5 500 km sont placés à proximité des frontières russes, ils ont pour conséquence inévitable de pousser la Russie à adopter une politique de lancement à déclenchement quasi-instantané, éliminant toute possibilité de réflexion aux dirigeants politiques et militaires.

Cette nouvelle stratégie offensive donne toute sa signification à l’agrandissement de l’OTAN : en rapprochant les bases de missiles de Russie et en supprimant les traités de contrôle de l’armement, les États-Unis mettaient un pistolet sur la tempe de la Russie. Le professeur Richard Sakwa résume en une formule la situation nouvelle ainsi créée : « Finalement, l’existence de l’OTAN en vient à se justifier par la nécessité de gérer les menaces sécuritaires provoquées par son élargissement. »[1]

En échange de cette nouvelle stratégie, qu’est-ce que les États-Unis et leurs alliés avaient à offrir à la Russie? Une simple « déclaration d’intention de bienveillance ». Face à la nouvelle nature de l’OTAN, toute manifestation d’inquiétude en provenance de Moscou était considérée comme non pertinente et irrationnelle : « les exercices d’armement, d’entraînement et d’interopérabilité, aussi provocateurs, puissants ou proches des frontières de la Russie soient-ils, explique le Dr Abelow, sont purement défensifs et ne doivent pas être redoutés. »(*)

L’analyse de l’ouvrage How the West Brought War to Ukraine retrace méticuleusement comment les États-Unis ont joué avec le feu inconsciemment et surtout irresponsablement, comme si la guerre était une menace théorique et qu’à chaque nouveau pas en avant, la Russie laisserait passer, comme elle l’avait fait pour le pas précédent. Pourtant cela ne répond pas à la question de fond : pourquoi les États-Unis se sont-ils engagés dans cette voie belliciste?

Disons tout de suite que le Dr Abelow ne donne pas de réponse satisfaisante à ce sujet. Il avoue même sa perplexité devant la politique mise en place incrémentalement au fil des années : « Même d’un point de vue américain aveugle, l’ensemble du plan occidental était un jeu de bluff dangereux, mis en œuvre pour des raisons difficilement compréhensibles. L’Ukraine n’est pas, loin s’en faut, un intérêt vital pour la sécurité des États-Unis. En fait, l’Ukraine n’a guère d’importance. »(*)

Or, l’inverse n’est pas vrai : « En revanche, pour la Russie – avec sa frontière commune de 1 200 milles et son histoire marquée par trois grandes invasions occidentales par voie terrestre, dont la plus récente, pendant la Seconde Guerre mondiale, a causé la mort d’environ 13 % de l’ensemble de la population russe – l’Ukraine est le plus vital des intérêts vitaux. » (*) À partir de ce contraste, le Dr Abelow tire une conclusion logique ou qui aurait dû être logique pour les dirigeants américains : « Quelle personne saine d’esprit pourrait croire que l’installation d’un arsenal occidental à la frontière de la Russie n’entraînerait pas une réaction puissante ? »(*)

Le paramètre oublié

Comme on le voit, l’ouvrage « How the West Brought War to Ukraine » repose sur une série de faits peu contestables. Il y a un manque toutefois que l’on peut déplorer et c’est l’analyse de la position ukrainienne. Car si les États-Unis ont jeté de l’huile sur le feu, il fallait au préalable qu’il y ait un feu. Vers la fin de l’ouvrage, le Dr Abelow rappelle que le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait été élu en avril 2019 sur un programme de paix avec la Russie.

Il évoque ensuite une ultime démarche pour la paix entreprise par le chancelier allemand Olaf Scholz quelques jours avant le déclenchement des hostilités. Selon un article du Wall Street Journal il aurait proposé que « l’Ukraine renonce à ses aspirations à l’OTAN et déclare sa neutralité dans le cadre d’un accord plus large sur la sécurité européenne entre l’Occident et la Russie. Ce pacte eût été signé par MM. Poutine et Biden, qui auraient garanti conjointement la sécurité de l’Ukraine. M. Zelensky a déclaré qu’on ne pouvait pas faire confiance à M. Poutine pour respecter un tel accord et que la plupart des Ukrainiens souhaitaient rejoindre l’OTAN. Sa réponse a fait craindre aux dirigeants allemands que les chances de paix ne s’amenuisent. »[1]

Peu après le début de la guerre, le spécialiste des questions russo-ukrainiennes, Richard Sakwa déclara dans une interview que M. Zelensky aurait pu faire la paix avec la Russie en prononçant seulement cinq mots : « L’Ukraine ne rejoindra pas l’OTAN ».[2] Pourquoi ne les a-t-il pas prononcés ? Au-delà des responsabilités russes et occidentales à la guerre, il y a une dimension proprement ukrainienne qui n’est qu’effleurée à la fin de l’ouvrage. C’est d’ailleurs la seule critique que nous pourrions adresser à « How the West Brought War to Ukraine » : on souhaiterait connaître la version ukrainienne de la marche à la guerre !



(*) Traduction JGR.

[1] Thomas L. Friedman (interview avec George Kennan), “Foreign Affairs; Now a Word From X”, The New York Times, 2 mai 1998.

[2] George Frost Kennan, “The Sources of Soviet Conduct”, Foreign Affairs, July 1947.

[3] Thomas L. Friedman, idem.

[4] Thomas L. Friedman, idem.

[5] Benjamin Abelow, « How the West Brought War to Ukraine: Understanding How U.S. and NATO Policies Led to Crisis, War, and the Risk of Nuclear Catastrophe », Siland Press, 2022, 88 pages. Toutes les autres citations de cet article sont extraites de ce même ouvrage, sauf mention contraire.

6. Olivier Berruyer, « Comment l’Occident a promis à l’URSS que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est”, par Roland Dumas, ex-ministre des affaires étrangères, Les Crises, 13 février 2022.

7.- Major Brennan Deveraux, « Why intermediate range missiles are a focal point in the Ukraine Crisis”, War on the Rocks, 28 janvier 2022.

8.- Major Brennan Deveraux, idem.

9.- Richard Sakwa, « Frontline Ukraine : Crisis in the borderlands”, I.B. Tauris, London, 2015, 297 pages. Cité in Benjamin Abelow, idem.

10.- Michael R. Gordon, Bojan Pancevski, Noemie Bisserbe et Marcus Walker, “Vladimir Putin’s 20-yMuch to War in Ukraine – and How the West Mishandled it”, The Wall Street Journal, 1er avril 2022. Cité in Benjamin Abelow, idem.

11.- Richard Sakwa, 21 avril

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