La « cobelligérance »ou quand un État devient-il partie à un conflit armé ? 

par Julia Grignon 

6 mai 2022

Source IRSEM 

Institut de recherche stratégique de l’École militaire

Nous reproduisons ci-après l’article d’une spécialiste du droit des conflits armés publié par l’IRSEM le 6 mai 2024. Dans sa conclusion, reproduite ci-après en caractères gras italiques, il apparaîtrait que les envois de matériel militaire opérés jusqu’alors par les Etats occidentaux ne font pas d’eux des belligérants. Toutefois l’Etat dont l’intervention correspondrait à l’un ou à plusieurs des paragraphes que nous reproduisons ci-après en caractères gras droits (non italiques) ferait par là-même acte de belligérance. Sa population serait dès lors exposé au pire.

Est-ce bien le propos du Président de la République française ?

Ivo Rens, Professeur honoraire de l’Université de Genève

Bien que la notion de « cobelligérance » ne soit pas consacrée en droit des conflits armés, elle pose la question du moment, ou du seuil, à partir duquel le soutien apporté par un ou des État(s) à un autre dans sa lutte contre un ennemi commun en font une ou des partie(s) à ce conflit armé. Dans le cas de la guerre en Ukraine, le soutien apporté par un grand nombre d’États à Kyiv, notamment au travers de la livraison d’armes, ne fait pas de ces États des « cobelligérants ». 

Dès les tout premiers moments de l’offensive russe menée sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine à partir du 24 février, un certain nombre d’États a apporté son soutien à l’Ukraine. Celui-ci s’est organisé rapidement et a pris, et continue de prendre, plusieurs formes. Il se traduit notamment par la livraison d’armes à l’Ukraine ou par l’entraînement de certains des membres de ses forces armées à l’utilisation de certains armements, mais aussi par la fourniture de renseignements. Ce soutien suscite un certain nombre d’interrogations. Celles-ci sont de plusieurs ordres : politique, stratégique, économique mais aussi juridique. Quant à l’aspect juridique, celui-ci se décline lui-même de différentes manières. Et si l’on s’en tient aux aspects liés uniquement au droit international, là encore trois corpus au moins peuvent être mobilisés : le droit au recours à la force tel qu’encadré par la Charte des Nations unies, le droit des conflits armés dont le socle fondamental est constitué des quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 et le droit de la neutralité tel que décrit dans les Conventions de La Haye de 1907. Aucun de ces corpus n’apporte de réponse définitivement tranchée et, au fond, si c’est bien une réponse juridique qui est recherchée face au com- portement de certains États qui souhaitent apporter leur soutien aux troupes ukrainiennes afin qu’elles prennent l’ascendant sur les troupes russes, cette question est en réalité éminemment politique. Quoi qu’il en soit, cette brève a pour but d’éclairer la manière dont le droit des conflits armés appréhende cette question. 

Comme son nom l’indique, le droit des conflits armés a vocation à s’appliquer pendant les conflits armés et prévoit des obligations que doivent respecter les « parties au conflit ». Afin de fixer ses conditions d’application ces expressions doivent donc trouver une définition. Les textes eux-mêmes ne le donnent pas. L’article 2 commun aux quatre Conventions de Genève prévoit simplement que celles-ci s’appliqueront « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles » ainsi que « dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire ». Quant à l’article 3 commun il énonce qu’en « cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins » un certain nombre de dispositions qu’il énumère ensuite limitativement. Sont ainsi posées les deux situa- tions dans lesquelles le droit des conflits armés s’applique : le conflit armé international, c’est-à-dire le conflit armé entre États tel que le connaît l’Ukraine, et le conflit armé non international, c’est-à-dire entre un État et un ou des groupe(s) armé(s), ou entre des groupes armés entre eux. Cela ne dit rien toutefois, ni du moment à partir duquel on peut considérer qu’un État est partie à un conflit armé, ni des hypothèses de participation à un conflit armé préexistant, que l’on désigne parfois par le terme de « cobelligérance » – un terme qui n’est donc pas consacré par le droit des conflits armés. À défaut de textes explicites, la doctrine et la jurisprudence apportent des éclairages utiles. 

En ce qui concerne l’initiation d’un conflit armé entre États, sa qualification repose sur un constat factuel : dès lors qu’un ou plusieurs État(s) utilise(nt) la force armée :

• tout engagement militaire direct dans les hostilités de manière collective, c’est-à-dire à la suite d’une décision prise par les organes de l’État ; 

• tout engagement militaire indirect qui consisterait en une participation à la planification et à la supervision des opérations militaires d’un autre État ; ou 

• la mise à disposition de ses propres bases militaires pour permettre à des troupes étrangères de pénétrer sur le territoire de l’État en conflit (hypothèse du Bélarus), ou la mise à disposition de ses bases aériennes pour permettre le décollage d’avions qui iraient bombarder des troupes se trouvant sur ce territoire, ou mettre en œuvre une zone d’exclusion aérienne, par exemple. 

Tel que mentionné d’emblée, ces conclusions ne sont propres qu’à éclairer les conditions d’application du droit des conflits armés. Elles permettent de fixer à quelles obligations les États sont soumis dans la conduite des hostilités et lorsque des individus tombent en leur pouvoir. Elles ne prédéterminent donc pas quelles pourraient être les conclusions quant à la licéité d’un tel soutien au regard du droit au recours à la force ou quant à une éventuelle rupture de la neutralité. Sur ces questions on pourra utile- ment se rapporter à cette analyse en lien avec l’Ukraine. 

Malgré la persistance d’un certain flou autour de ce que recouvre et implique la « cobelligérance », qui peut en outre s’appréhender sous plusieurs angles différents en droit international, il convient de retenir que le soutien apporté par un grand nombre d’États à l’Ukraine, notamment au travers de la livraison d’armes ou d’un soutien économique – et bien qu’il prenne de plus en plus d’am pleur – n’est pas de nature à faire de ces États des parties au conflit armé qui l’oppose à la Russie. 

Professeure agrégée de la faculté de droit de l’Université Laval (Canada) et docteure de l’Université de Genève (Suisse), Julia Grignon est chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM. 

Contact : julia.grignon@irsem.fr 

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