Ivo Rens
Professeur honoraire
Université de Genève
Article paru dans Le Courrier du 13 février 2015 sous le titre : Ukraine: le suivisme de la Suisse. Ivo Rens questionne la neutralité de la Suisse, qui s’est alignée sur l’Union européenne et sur les Etats-Unis dans le dossier ukrainien, lors de sa présidence de l’OSCE l’année dernière.
Issue de la Conférence tenue à Helsinki en 1975, en pleine guerre froide, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) est présidée à tour de rôle par le Ministre des affaires étrangères de chacun des pays membres. (1)
Pour la deuxième fois dans son histoire, il incombait à la Suisse d’en assumer la présidence en 2014. Lors de la réunion ministérielle de l’OSCE tenue à Kiev en décembre 2013, le Conseiller fédéral Didier Burkhalter qui allait présider l’OSCE en 2014, avait déclaré : “Ni l’Ukraine ni aucun autre pays ne doit être obligé de choisir entre l’Est et l’Ouest. L’OSCE constitue la meilleure assurance que nous avons contre toute nouvelle division entre l’Est et l’Ouest.“ Le changement de régime intervenu en février 2014 devait toutefois consacrer le basculement de l’Ukraine de l’Est à l’Ouest, le rattachement de la Crimée à la Russie et le début d’une guerre civile meurtrière entre les Ukrainiens occidentaux fidèles au nouveau pouvoir et la minorité orientale russophone.
Lors de la réunion ministérielle de l’OSCE tenue à Bâle, les 4 et 5 décembre 2014, M. Didier Burkhalter, qui cumulait les qualités de ministre suisse des Affaires étrangères, de Président de la Confédération suisse, et de Président de l’OSCE fut couvert de louanges par les représentants des pays occidentaux pour la façon dont il avait tenu la barre de l’OSCE pendant cette année de crise.
A la lumière des tragiques événements encore en cours, il y lieu de jeter un regard critique sur quelques décisions cruciales de cette présidence, nonobstant l’autocongratulation des grands médias suisses. (2)
Sécession de la Crimée
Au début du mois de mars, alors que se préparait le référendum de la Crimée sécessionniste, M. Didier Burkhalter s’aligna sur les protestations de Washington et des pays de l’Union européenne, pour condamner cette consultation “illégale“. Comme la Constitution ukrainienne n’avait nullement prévu la sécession d’une partie du pays, en droit ukrainien un tel référendum peut être qualifié d’illégal. Mais en droit international, compte tenu des conditions dans lesquelles la Crimée avait été rattachée à l’Ukraine en 1954 et du référendum par lequel elle avait opté pour s’en séparer le 20 janvier 1991, compte tenu aussi du précédent de l’indépendance du Kossovo approuvée par la Cour internationale de justice, indépendance pour laquelle la diplomatie suisse avait œuvré, il est pour le moins hasardeux d’affirmer que le référendum du 16 mars 2014 viole le droit international.
Sanctions contre la Russie
Sous les pression de Washington, l’Union européenne et le Canada se joignirent aux Etats-Unis pour décréter, le 17 mars, le lendemain du référendum de la Crimée, une série de sanctions, notamment commerciales, contre la Russie. La Suisse leur emboîta le pas, avec deux semaines de retard, en édictant, le 2 avril, des mesures visant prétendument “à empêcher le contournement de sanctions internationales en lien avec la situation en Ukraine“, en clair, des sanctions, nonobstant sa neutralité toujours affichée. Ces sanctions furent plusieurs fois revues à la hausse, en particulier après le crash du MH-17 malaysien dont les Etats-Unis et les pays de l’OTAN s’empressèrent d’attribuer la responsabilité aux rebelles ukrainiens pro-russes et donc à la Russie, qui le contestent formellement. Bien que l’OSCE et son Président n’aient pas eu à se prononcer sur ces sanctions, M. Didier Burkhalter se prononça en tant que membre du Conseil fédéral en charge du Département des affaires étrangères. Bien sûr, ces sanctions occidentales provoquèrent des mesures de rétorsions, des contre-sanctions de la Russie, qui affectent les économies européennes beaucoup plus sévèrement que l’économie américaine. Il semble bien que le recours à un système de sanctions soit incompatible avec l’une des idées force de l’OSCE, à savoir la “sécurité coopérative“. Et surtout, pour reprendre la formule d’Arnaud Dotézac, “Les sanctions créent de facto les conditions d’un conflit majeur et frontal avec la Russie.“ (3)
Cessez-le-feu en Ukraine oriental
S’il est un domaine où les éloges adressés à la Présidence suisse de l’OSCE paraissent les plus méritées, c’est celui des efforts de M. Burkhalter pour convaincre les belligérants de conclure une cessez-le-feu. Il y réussit grâce surtout à l’habileté d’une diplomate suisse exceptionnelle, Madame Heidi Tagliavini, qui maîtrise la langue de Tolstoï. Après de longues négociations, un accord de cessez-le-feu appelé Protocole de Minsk fut signé le 5 septembre 2014, dans la capitale de la Biélorussie, par les représentants du nouveau pouvoir de Kiev, ceux des régions sécessionnistes de l’Ukraine orientale et ceux de la Fédération de Russie, ainsi que par l’OSCE. Chargée de surveiller le cessez-le-feu, l’OSCE déploya de nombreux observateurs qui, très courageusement, recensèrent les violations dudit cessez-le-feu. Malheureusement, ces violations de part et d’autre, souvent meurtrières, allèrent croissant jusqu’en ce début de février 2015.
Pour apprécier les enjeux stratégiques réels, il convient de refuser la diabolisation de Poutine propagée par la propagande de Washington, sur le modèle de celle opérée naguère contre Sadam Hussein et Mouammar Kadhafi, et de se représenter que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN placerait le Président russe dans une situation comparable à celle de Kennedy, en 1962, face à l’implantation de fusées nucléaires soviétiques à Cuba. (4)
Analyse d’un échec
Le bilan du passage de la Suisse à la présidence de l’OSCE est donc plus que médiocre. Ce n’est pas, faute pour M. Didier Burkhalter et ses collaborateurs, d’y avoir investi suffisamment d’énergie. Leur dévouement et leur intégrité ne sont pas en cause.
La raison de ce qu’il faut bien appeler un échec réside dans le choix du Conseil fédéral de s’aligner de plus en plus systématiquement sur la position de l’Union Européenne, elle-même alignée sur celle de Washington.
Cet alignement complaisant de la diplomatie suisse sur celle de son principal partenaire commercial, qui relativise toujours plus la neutralité helvétique, tient surtout aux difficultés que traversent les relations bilatérales de la Suisse avec l’UE. Les causes en sont les prétentions hégémoniques de l’UE envers l’enclave helvétique, mais aussi l’adoption par le peuple suisse, le 9 février 2014, de l’initiative populaire “contre l’immigration de masse“ qui contrevient au principe de la libre circulation reconnu par la Suisse dans les accords antérieurs passés avec l’Union européenne.
Une Suisse vraiment neutre eût constitué une meilleure chance pour l’OSCE et la paix mondiale.
Genève, 6 février 2015.
(1) Sur l’histoire et le fonctionnement de l’OSCE, font autorité les ouvrages de mon regretté ami Victor-Yves Ghebali, La diplomatie de la détente: La CSCE, 1973-1989, Bruylant, Bruxelles, 1989, 444 pages; L’OSCE dans l’Europe post-communiste 1990-1996, Bruylant, Bruxelles, 1996, 741 pages ; Le rôle de l’OSCE en Eurasie, du sommet de Lisbonne au Conseil ministériel de Maastricht (1996-2003), 2014, 813 pages.
(2) Matthias Hui, “Die Schweiz bleibt Hüterin der Menschenrechte“, Neue Zürcher Zeitung, 2.12.2014.
Yves Petignat, “Un sommet de l’OSCE pour saluer la Suisse, Le Temps, 3 décembre 2014, Genève.
(3) Arnaud Dotézac, “L’ineptie des sanctions économiques“, revue Market, Genève, N° 118, septembre-octobre 2014.
(4) Pour un portrait de Poutine exempt de toute diabolisation comme de toute complaisance, cf. Frédéric Pons, Poutine, Calmann-Lévy, Paris, 2014, 367 pages.