Le conflit ukrainien: une guerre par procuration ?

En dehors de la bulle de propagande anglo-saxonne, l’analyse du Conseiller fédéral Maurer est partagée dans le monde entier ts. 

Horizons et débats,

Zurich, 30 août 2022

Les propos tenus récemment par le conseiller fédéral Ueli Maurer à Bühler, dans le canton d’Appenzell, sur la crise ukrainienne ont eu un fort écho dans la presse écrite et sous la coupole du Palais fédéral. Comme il n’existe pas de manuscrit du discours, il est préférable de recourir à des reportages locaux qui n’ont pas encore été «cadrés» par une rédaction centrale.1 Le magistrat de l’UDC aurait ainsi pris position sur deux questions: «Quand la guerre prendra-t-elle fin? Et combien de temps ses effets se feront-ils sentir en Suisse et dans le monde?» Concernant les flux de réfugiés, Maurer aurait prédit des tensions accrues, en raison du fait que que les réfugiés ukrainiens sont mieux lotis que les autres réfugiés par leur statut de protection S. Le mécontentement de la population dans tout le pays est facile à constater. Maurer a classé le conflit ukrainien comme une guerre par procuration entre l’Ouest et l’Est. D’un côté l’OTAN, de l’autre la Russie: une lutte de pouvoir sur le dos de l’Ukraine. Et comme pendant la guerre froide, le monde menacerait de se diviser. Nous nous trouverions à nouveau dans une spirale de l’armement, et serions à nouveau assis sur un baril de poudre. Bien que le monde et la Suisse aurait profité jusqu’à présent des mandats de protection de la Suisse, ceux-ci ainsi que l’un des principaux piliers de notre pays, la neutralité, seraient menacés. Le Conseil fédéral s’inquiéterait également de la question de l’énergie et de l’alimentation ainsi que du manque de volonté de défendre le pays militairement. Alors qu’en Appenzell Rhodes-Intérieures et Extérieures, 80 % des personnes astreintes au service militaire effectueraient encore leur service militaire, environ un tiers des Suisses préféreraient le service civil. Maurer a rappelé le bon sens de nos ancêtres, qui tenaient à pouvoir fournir une force défensive permettant de dissuader quiconque d’attaquer la Suisse. Mais sans armée, nous deviendrions des victimes. Pour conclure, Maurer n’a pas exclu que nous puissions dans quelques semaines être confrontés à une guerre nucléaire en Europe.

La guerre en Ukraine, une guerre par procuration? C’est cette déclaration qui a valu au Conseil fédéral d’être réprimandé, notamment par des représentants des Verts, du PS et du PLR. Une déclaration et une évaluation qui, il est vrai, contredisent les règles de langage de l’OTAN et de l’UE ainsi que la souveraineté de qualification imposée, mais qui s’accordent parfaitement avec les voix du monde non occidental. Et c’est tout de même là que vivent environ 80 % de la population mondiale. Si l’on essaie de briser le regard de l’ethnocentrisme européen sur le monde, de prendre de la distance par rapport au récit anglo-saxon et de prendre connaissance des voix d’Afrique, d’Amérique latine, d’Inde, du Pakistan, de Singapour, etc. mais aussi des Etats-Unis, il faut bien admettre qu’ils voient les choses tout à fait différemment. Et la plupart d’entre eux ne soutiennent pas les sanctions des Etats-Unis et de l’UE. Ils considèrent que le problème vient de l’élargissement de l’OTAN à l’Est, et donc des Etats-Unis. C’est notamment le cas de John Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l’université de Chicago, ou de Jeffrey Sachs, ancien économiste néolibéral américain. Car aussi aux Etats-Unis, certaines voix qualifient le récit dominant de propagande monstrueuse et le rejettent comme dangereux. Sans parler du «grand old man» de la politique étrangère américaine Henry Kissinger (voir encadré). En Asie, on peut citer Kishore Mahbubani, l’auteur, il y a plusieurs années, d’un livre contre la vision idéologique et étriquée de l’ethnocentrisme occidental du monde, au titre provocateur «Can Asians Think?» (Les asiatiques, sont-ils capables de réfléchir?) Et n’a-t-il pas raison, encore aujourd’hui? Est-ce que nous, en Occident, écoutons les voix du «reste» du monde? La rhétorique de la lutte des démocraties contre les autocraties ne masque-t-elle pas la vieille arrogance occidentale de mieux savoir que les peuples anciennement colonisés? Faut-il en rire ou en pleurer? Alors un conseiller fédéral du parti auquel on reproche justement de laisser le monde à l’écart doit venir nous dire ce qu’une grande partie du reste du monde voit de la même manière, alors que les Verts et la gauche, qui soutiennent les études postcoloniales, colportent le récit occidental sans le moindre esprit critique. Et cette prise de position de la ministre sud-africaine des Affaires étrangères, qui refuse de se laisser forcer par le ministre américain des Affaires étrangères de condamner la Russie: une déclaration sans valeur? Parce que c’est une femme ou qu’elle est africaine? Ou alors la tentative d’«annulation» («cancellation») du Conseil fédéral serait-elle due au fait que le vrai problème a été nommé par quelqu’un du «mauvais» parti? Ce ne sont tout de même pas des lacunes en anglais qui empêchent à ses détracteurs de comprendre une ministre sud-africaine des Affaires étrangères, un Mahbubani ou un Kissinger ?

Ne serait-il pas temps que les divers partis suisses s’ouvrent aux voix du monde et voient plus loin que le bout de leur nez? Ne serait-ce que pour mieux déceler la propagande? Quel est le point de vue des voix socialement engagées des pays non-alignés? Et la voix d’un John Pilger, ne vaut-elle plus rien pour les anti-impérialistes de longue date, lui qui affirme n’avoir jamais vu de toute sa vie mouvementée de reporter de guerre, même pas pendant la guerre du Vietnam ou la guerre d’Irak, une propagande de guerre telle que celle menée actuellement par l’Occident?
    L’orientation future de la Suisse, non seulement en Europe mais aussi dans le monde, nécessite un débat serein avec un éventail d’opinions diversifié. Annuler, taire des opinions ne mène à rien. En fin de compte, le souverain suisse doit décider en toute connaissance de cause s’il veut ou non rejoindre des blocs militaires. L’OTAN, toujours dirigée par un général américain, le Saceur (Supreme Allied Commander Europe), et l’UE, qui souffre toujours d’un déficit démocratique, peuvent être une option pour certains. Mais n’y en aurait-il pas d’autres? Tout comme l’AELE constitue une alternative à l’UE, à laquelle la Suisse participe avec succès, il existe également des alternatives au rapprochement avec l’alliance militaire de l’OTAN. Il est nécessaire d’en discuter. Le Conseiller fédéral Maurer n’est pas seul à mettre en garde contre une guerre nucléaire en Europe. C’était le thème d’une vie pour Robert S. Mc Namara, le secrétaire américain à la Défense pendant la crise de Cuba. C’est le thème d’Henry Kissinger. Rappelons la conclusion de McNamara sur la crise de Cuba: «Nous avons été «chanceux», «we just lucked out». Et sa leçon de vie à l’ère des armes nucléaires: il n’y a pas d’alternative à la diplomatie. Et pour cela, il faut de l’empathie. Il faut se mettre à la place de son interlocuteur, le comprendre. Cela ne signifie pas pour autant que l’on souscrive à ses actes. Mais sans comprendre ni chercher le dialogue permettant de mettre fin au conflit sur la voie diplomatique, l’anéantissement nucléaire menace. Et qui souhaiterait cela?•

Kissinger: «Des questions que nous avons en partie créées nous-mêmes»

ts. Dans une interview accordée au «Wall Street Journal», Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’Etat américain âgé de 99 ans, s’est montré préoccupé par le «déséquilibre» dans le monde. Il a déclaré: «Nous sommes au bord d’une guerre avec la Russie et la Chine sur des questions que nous avons en partie créées nous-mêmes, sans avoir la moindre idée ni de la manière dont tout cela va se terminer, ni où cela va mener».
    La politique étrangère de Washington ne trouve pas grâce aux yeux de Kissinger: selon lui, Washington n’a plus de grand chef d’Etat, rejette la diplomatie traditionnelle, et la politique étrangère américaine manque dangereusement d’objectifs stratégiques. Kissinger a critiqué les politiciens qui, comme leurs électeurs, ne peuvent plus aujourd’hui séparer les «relations personnelles avec l’adversaire» du maintien de discussions diplomatiques solides. On est très sensible aux «émotions de l’instant».
    En ce qui concerne la crise ukrainienne, Kissinger souligne que l’Ukraine est un ensemble de territoires ayant appartenu autrefois à la Russie. Selon lui, la paix n’est possible que si l’Ukraine joue le rôle de tampon entre la Russie et l’Occident. «J’étais pour l’indépendance totale de l’Ukraine, mais je pensais que son meilleur rôle serait simulaire à celui de la Finlande, une sorte de solution intermédiaire». Kissinger avait déjà souligné la part de responsabilité de l’Occident en janvier, avant le début de la guerre: une politique imprudente des Etats-Unis et de l’OTAN a contribué à déclencher le conflit en Ukraine. Aujourd’hui, il ne voit «pas d’autre possibilité que de prendre au sérieux les préoccupations de sécurité exprimées par Vladimir Poutine», et considère comme une erreur le fait que l’OTAN ait signalé à l’Ukraine qu’elle pourrait rejoindre l’alliance.
    Quant à la fin de la guerre, Kissinger prévoit un accord dans lequel la Russie conservera la Crimée et une partie de la région du Donbass.
    Evoquant également le conflit autour de Taïwan, Kissinger a déclaré: «A mon avis, l’équilibre a deux composantes. Une sorte d’équilibre des forces, avec une acceptation de la légitimité de valeurs parfois contradictoires. Car si vos efforts visent à imposer vos valeurs, alors je pense qu’un équilibre n’est pas possible. D’une part, il y a donc la recherche d’une sorte d’équilibre absolu», a-t-il déclaré. D’autre part, il y a «l’équilibre comportemental, c’est-à-dire qu’il y a des limites à l’exercice de ses capacités et de son pouvoir par rapport à ce qui est nécessaire à l’équilibre global».

Source: https://www.wsj.com/articles/henry-kissinger-is-worried-about-disequilibrium-11660325251

1Voir p. ex. Seraina Hess dans le journal Thurgauer Zeitung du 15 août 2022

(Traduction Horizons et débats)

«Un homme de 99 ans qui éduque un homme de 79 ans»

Comment la Chine a-t-elle réagi à l’interview de Kissinger dans le «Wall Street Journal»? «C’est un homme de 99 ans qui éduque un homme de 79 ans», a déclaré dimanche au «Global Times» Lü Xiang, chercheur boursier à l’Académie chinoise des sciences sociales, en faisant allusion à l’âge de Kissinger et de Joe Biden. «De toute évidence, le gouvernement  

américain actuel n’a aucune idée de ce qu’est l’équilibre, car il faut d’abord reconnaître la légitimité de l’autre. Si vous remettez en question la légitimité, y compris la souveraineté, de votre vis-à-vis, il est impossible d’atteindre l’équilibre», a-t-il déclaré. 

Source: https://www.globaltimes.cn/page/202208/1272970.shtml

(Traduction Horizons et débats)


Ukraine: Foundations of the Conflict Trap

by Ivo Rens

Honorary Professor 

Faculty of Law

University of Geneva

June 6, 2022

The demise of the USSR and later of the Warsaw Pact represented an international change that compared only to two precedents, i.e., the fall of Napoleon in 1815 and the end of the First World War. These two precedents resulted in respectively, the Congress of Vienna in 1815 and the Versailles Treaty in 1919, both of which attempted to bring peace among the nations. As Richard Sakwa remarked, the breakdown of the USSR and subsequent disappearance of the Warsaw Pact in 1991 had not been followed up by a similar attempt. (1) How do we explain this shortcoming?

It is now clear that Presidents Gorbachev and then Yeltsin, contending with the collapse of an empire, did not have the leisure of taking initiatives to reorganize international relations. The ideological abandonment of communism earned them the benevolence, or even the enthusiastic support, of the Western powers and world public opinion, if not that of Russian citizens. One of Gorbachev’s priorities, and then Yeltsin’s, was to ensure that the reunification of Germany did not lead to the rearmament of the former German Democratic Republic (GDR) territory. 

On February 9, 1990, during discussions with Mikhaïl Gorbachev, U.S. Secretary of State James Baker gave assurances that NATO military forces would not settle in Eastern Germany after the German reunification, any more than in the Warsaw Pact countries that were in the process of dissolution. “Not only for the Soviet Union but also for other European countries, it is important to have guarantees that if the United States maintains its presence in Germany as part of NATO, not one inch of NATO’s current military jurisdiction will move further east.”(2) In his speech on June 24, 1991, U.S. Secretary of State James Baker had clearly been inclined to include Russia in “a Euro-Atlantic community that would extend eastward from Vancouver to Vladivostok.”(3) 

Thierry de Monbrial shared his perspective on Russia’s position at that time, as follows: “From Moscow’s point of view, the alternative is relatively simple: either the Westerners take the East-West reconciliation seriously, in which case the Atlantic Alliance would have to disappear as an alliance and NATO would become the secular arm of collective security; or the Alliance retains a defensive character with regard to Russia, but any enlargement would then be considered an act of hostility. Washington is well aware of this dilemma, but justifiably, does not want to deal with it until things are ripe, hence the nervousness in Central Europe. By proposing a Partnership for Peace (PfP), the Americans sought to gain time.” (4) 

President George H. W. Bush, who succeeded President Reagan in 1989, had not been truly hostile towards Gorbachev or Yeltsin, but perhaps he felt that, given its uncontested power, the United States could manage without international consultation. It was President Clinton who, in 1994, made the fatal decision to progressively enlarge NATO to include Eastern European countries without taking into account the consequences of breaking the previous administration’s agreement. It should be noted that Bill Clinton had no experience in international affairs and that his presidency resulted in a disastrous intervention in Somalia, a reprehensible failure to act during the Rwandan genocide, and the bombing of Serbia.

This decision was ratified by the U.S. Senate within the framework of its foreign policy competence despite the opposition of several international policy experts, including that of George Kennan, theorist and father of the containment policy.  “I think it is a tragic mistake. (…)This expansion (of NATO) would make the founding fathers of this country turn over in their graves. (…) Our differences in the Cold War were with the Soviet Communist regime. And now we are turning our backs on the very people who mounted the greatest bloodless revolution in history to remove that Soviet regime.” (5) 

At that time, in the 1990s of the last century, Kempf, author of the encyclopedia on NATO, which we have already quoted, considered it normal for Moscow to retain a certain distrust of NATO. Its representatives expressed their preference for another organization, the Conference on Security and Cooperation in Europe (CSCE), created in Helsinki in 1975, which later became, in 1995, the Organization for Security and Co-operation in Europe (OSCE), which had many more member States than NATO at that time, and even today, including the U.S. and Canada, and some States in the Near East. André Koryzev, then Minister of Foreign Affairs of the Russian Federation, stated that, if NATO could not be replaced, “the CSCE’s purpose should be to coordinate the activities of NATO, the European Union, the Council of Europe, the WEU and the CIS (6) to reinforce stability and security, promote peacekeeping and protect human rights and national minorities.” (7) U.S. and NATO country officials did not follow up on this extremely constructive proposal. And so, Russia looked on helplessly as NATO enlarged to include the Baltic states that had once been part of the USSR.

Originally made up of twelve member States, NATO now has twenty-eight in Europe and two in North America. Hostile to the very process of enlargement, Russia never hid the fact that it considered it unacceptable for Ukraine to become a NATO member. There were many reasons, i.e., historical, cultural, military. The introduction of ballistic missiles in Ukraine would increase the vulnerability of the Russian Federation’s nerve centre. Moscow strongly felt NATO’s war against Yugoslavia, more specifically against Serbia, at the end of the last century. But in 2007-2008, following NATO’s Summit declaration in Bucharest to welcome Ukraine as a NATO member, tensions turned into a crisis. (8)

Even amongst NATO supporters, voices questioned the wisdom and opportunity of this option. Kempf stated, “Like Rome, whose infinite expansion caused its downfall, is the Atlantic Alliance not suffering, potentially, from overextension? (…) The Alliance’s survival may depend on its non-imperial character. From this point of view, if incorporating the ex-Yugoslav states seems to be appropriate, then including Ukraine or the Caucasian countries would constitute a Pyrrhic victory. A murderous victory that would kill the winner crowning him.” (9)

The Russian leaders watched, with great apprehension, the United State’s growing presence in the Ukraine and its increased control in Ukrainian political circles since the beginning of the 21st century. Culturally and informationally speaking, it was the National Endowment for Democracy (NED), that is, the Foundation for democracy, heir to the CIA’s legal work since 1983, that had been most active.  In 2013- 2014, Assistant Secretary of State Victoria Nuland was so bold as to go to Kiev to protest with opponents on Independence Square. Since then, we learned that she plotted with Washington ambassador in Kiev, Geoffrey Pyatt, the replacement for Ukrainian President Yanukovych in defiance of diplomatic law and political decency. (10) 

The rest is history. At the beginning of 2014, the so-called Maidan “revolution” in Kiev led to the fall of “pro-Russian” President Yanukovych, then the Ukrainian Parliament’s abolition of the linguistics rights of the non-Ukrainian-speaking people, that is, a large minority of Russian-speaking Ukrainians living in the east and south of the country.  Crimea, mainly Russian-speaking, seceded and its parliament held a referendum that decided, by an overwhelming majority, to join Russia. Part of Donbas, around Donetsk and Lougansk, also seceded, leading to a deadly conflict that lasted eight years and that, by August 2015, had already caused massive destruction, close to 8,000 civilian and military deaths, the departure of more than 2.3 million people from Donbas, most of whom had settled in Ukraine, and also in neighbouring countries and where more than 300,000 found refuge in Russia. (11) Of course, these numbers only increased between 2015 and 2022… 

While this was happening in the Ukraine, relations had evolved between the West and Russia since the collapse of the USSR, from understanding to differences and then to disagreements and misunderstandings. Almost always, it was the U.S. that chose to betray the trust and compromise security. “As such, the United States gradually withdrew from all Cold War arms control agreements: the ABM Treaty (2002), the Open Skies Treaty (2018), and the Intermediate-Range Nuclear Forces (INF) Treaty (2019). This trend has continued under Trump and Biden…” (12) 

We have tried to describe the sequence of main events relating to the ongoing conflict. But how can we explain Washington’s obvious and increasing hostility towards Moscow during this period? Some might say that the Russian military intervened in Georgia in 2008 and in Syria as of 2015, questionably so, yes, but which did not overshadow Washington. However, it should be noted that the first of these two campaigns had been strictly limited in scope and duration and the second had been carried out at the express request of the Syrian government, in the midst of an Islamist uprising falsely presented in the West as being committed to democracy. 

Much more fundamental, it would seem, was Washington’s hegemonic obsession, as evidenced by, on one hand, the outrageous level of its military budget, which, at the beginning of this century, is on the same order of magnitude as that accumulated by all the other States on the Planet (13), and, on the other hand, by its nuclear arsenal which has no world equivalent other than Russia’s. (14) While these two points seem critical, a third perhaps is just as decisive, i.e., American leaders’ and the deep state in Washington’s internalization of Russia as an enemy, notwithstanding any ideological justification and the economic complementarity of Western Europe and Russia. However, it should be noted that declining economic exchanges between Russia and Europe offered Washington the possibility of killing two birds with one stone by marginalizing both Russia and Europe. 

Let us speculate on Washington’s dual objective with regard to the Ukraine, if not since the decision to enlarge NATO to the east, in 1994, then at least since the beginning of the 21st century: on one hand, continue to contain Russia, though freed from communism, by inertia as it were, and continue to maintain NATO as sole guarantor of the projection of American hegemony in Europe. On the other hand, induce the Russian adversary or enemy to adopt a behaviour likely to incur general, if not universal, condemnation, i.e., a behaviour that would be doomed to failure. This dual objective is the only cause, we believe, to account for Washington’s and the U.S. protectorates’ policy to enlarge NATO to Eastern Europe. At the beginning of the 20th century, President Putin had expressed his desire for Russia to be associated with the European Union and the Western world. (15) Proof of this was Russia’s involvement in the Conference for Peace and Security in Europe, which became the OSCE in 1995. At the same time, Moscow had expressed its disapproval of NATO’s enlargement and constantly reiterated the unacceptable nature it attached to Ukraine’s membership in NATO. 

« Unacceptable » is a mobilizing word for Washington because it designates a target. The United States had some difficulty in getting the NATO Summit in Bucharest to adopt the policy decision that Ukraine should join the Alliance. They expected Russia to use force to oppose this, and if it could not be sanctioned by the United Nations Security Council, its aggression would be universally condemned and, in any case, doomed to failure. Admittedly, Crimea seceded and was annexed by Russia, but without violence and with the massive support of the population consulted by referendum. There had also been the secession of two Russian-speaking regions of the Donbas, Donetsk and Logansk, which gave rise to the deadly war of positions mentioned earlier, the continuation of which was clearly unacceptable to Moscow. There are indications that Washington and NATO provided substantial assistance to Ukraine in fighting the Moscow-backed Donbas separatists. 

Finally, on February 24, 2022, Moscow did what the U.S. had expected it to do: it launched a military offensive against Ukraine, in clear violation of the United Nations Charter and international law. President Volodymyr Zelensky succeeded in galvanizing the resistance of the population and armed forces, in demanding aid, especially in arms, from NATO countries and in imposing his acting, directing and producing skills—his previous profession—on the unprecedented worldwide press campaign and media outpouring against Russia. The campaign was unique because of its borrowings from hybrid warfare and cyber-conflicts. (16) Zelensky used any means available to him. (17) With no ties to the far-right nationalists, a small minority in Ukraine, Zelensky made a point of systematically integrating extremist groups, such as the neo-Nazis in the Azov Regiment and the Pravy Sektor, and other similar movements, into the Ukrainian armed forces. 

Washington and the NATO countries, followed by several others, including Switzerland which, at that time, had forgotten its neutrality and “good offices” tradition, proceeded with several waves of increasingly severe sanctions against Russia, aimed at its assets abroad, against a certain number of its political or economic leaders and their assets abroad, etc. To date, many of these sanctions could backfire on the States that have endorsed them as numerous countries seem to have crossed the threshold of lawfulness by not been respecting the binding standards of international law. (18) Moreover, they risk causing serious economic difficulties for many of the States involved and famine in several countries that will no longer be able to import wheat from Ukraine and Russia, two of the world’s largest producers. Egypt and the Maghreb countries are among those most threatened by famine. We prefer not to dwell on the significant risk that the conflict will spread and possibly end in a nuclear holocaust, and hope that those fighting will soon reach a peaceful resolution, probably thanks to the “good offices” of a third State.

 How is it that Western political leaders and their diplomats have not risen up against the prospect of the abovementioned disasters? (19) Perhaps it is due to the mediocrity of some and the subservience of all. We believe that both of these factors may have equally contributed to the replacement of diplomacy with the imposition of penalties and to the good conscience of Western crime pushers. Let us recall that, in the 1970s, American policy focused on dissociating China from Russia. On May 11, 99-year-old Henry Kissinger noted that Western policy, since the beginning of the 21st century, had reversed the former objective by cementing relations of all kinds with these two giants! (20) Therefore, it has strongly contributed to strengthening the de facto alliance between Moscow and Beijing! 

Notes

(1) Richard Sakwa, Frontline Ukraine. Crisis in the Borderlands, Bloomsbury Academic, 347 pages, pp. 3 and 4. 

(2) Paul Danieri, Ukraine and Russia, From Civilized Divorce to Uncivil War, Cambridge University Press, 2019, 282 pages, pp. 60, 1, and Jacques Baud, Poutine, maître du jeu ?, Max Milo, 2022, 297 pages, p. 29. 

(3) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, Editions du Rocher, undated 2nd edition but after 2014, 613 pages, p. 238.


(4) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., p. 248. The PfP (Partnership for Peace) is a category of non-hostile states, which are not NATO members, that agree to foster military interoperability with NATO. This includes Austria, Finland, Ireland, Sweden, Switzerland, but also Ukraine and Russia. 

(5) The New York Times, February 21, 2022.

(6) The Commonwealth of Independent States was formed following the dissolution of the USSR. Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit. p. 287. Also see Paul Danieri, op. cit. p. 59 and Jacques Baud, op. cit. p.35. 

(6) The New York Times, May 2, 1998, quoted in an article by George Kennan in Wikipedia. 

(7) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., pp.287, 8.

(8) https://www.nato.int/cps/en/natolive/official_texts_8443.htm

(9) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., p.266. 

(10) Richard Sakwa, op. cit., p. 87. “Top U.S. official visits protesters in Kiev as Obama admin ups pressure on Ukraine President Yanukovych.” CBS News, December 11, 2013. – “Ukraine crises: Transcript of leaked Nuland-Pyatt call”, BBC News, February 7, 2014. 

(11) Richard Sakwa, op. cit., p. 278. Other authors mention a higher number of civilian and military deaths in 2014: 14,000 according to Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, Max Milo, 2022, pp. 136, 7. 

(12) Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, Max Milo, 2022, pp. 122,3. 

(13) https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_dépenses_militaires(2019), pp. 122,3.


(14) https://atlasocio.com/classements/defense/nucleaire/classement- etats-par-arsenal-nucleaire-monde.php (2021) 

(15) Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, op. cit, pp. 39 et seq.

(16) François-Bernard Huyghe, Olivier Kempf and Nicolas Mazzucchi, Gagner les cyberconflits. Au-delà du technique, Collection Cyberstratégie, Editions Economica, 2015, 175 pages.

(17) Guy Mettan, La face cachée de Volodymir Zelensky https://guymettan.blog.tdg.ch/archive/2022/05/27/la-face-cachee-de-volodymyr-zelensky-322592.html

(18) Nguyen Quoc Dinh, Patrick Daillier and Alain Pellet, Droit 

international public, 5th edition, LGDJ, 1994, 1,317 pages, pp. 896 et seq. 

(19) This perspective inherent to the Ukrainian crisis led the author of these lines to launch the blog “La paix mondiale menacée” https://worldpeacethreatened.com/documents/programme/ in August 2014 as mentioned in the introductory note of this blog.

(20) May 11, 2022, 99-year-old Kissiger shares some negative comments about the strengthening of the de facto alliance between Moscow and Beiking: https://www.youtube.com/watch?v=6b89jcNqgJo

Pour les va-t-en guerre, c’est toujours 1938 !

Extrait

par Caitlin Johnstone
For Warmongers It’s Always 1938: 
Notes From The Edge Of The Narrative Matrix
Parue dans Caitlin’s Newsletter (*)
29 juillet 2022
Traduction par
Jean-Guy Rens

Les faucons disent toujours que notre situation géopolitique ressemble à celle de 1938, si bien que tout appel à la désescalade, à la diplomatie ou à la détente est dénoncé comme un « lâche abandon ». Ils n’évoquent jamais 1919, lorsque les conditions qui déboucheront sur la Seconde Guerre mondiale ont été mises en place. Ils parlent encore moins de chacune des années du début du XXe siècle quand la marche vers la Première Guerre mondiale aurait facilement pu être stoppée.

Notre fétichisation de la Seconde Guerre mondiale a éclipsé de la mémoire le fait qu’elle constitue la pire catastrophe jamais survenue sur cette planète. Le traumatisme qu’elle a infligé à notre espèce imprègne encore notre conscience collective; l’éviter aurait été objectivement préférable.

Même si nous épousons pleinement le narratif grandiose et égoïste des Anglo-américains sur la Seconde Guerre mondiale, voudrait-on vraiment voir un Churchill ou un Roosevelt contemporain se dresser courageusement contre les forces du Mal? Ce que nous voudrions, c’est qu’une telle posture soit inutile, car le conflit aurait été évité.

Mais ce n’est pas comme ça qu’on marque des points politiques à Washington et à Londres. Ce n’est pas comme ça que l’on marque des points en tant que média. Ce n’est pas ainsi que l’on vend des armes en tant que marchand de canons, et ce n’est pas ainsi que l’on fait progresser son hégémonie en tant qu’empire. C’est pourquoi la paix n’a pas de voix.

Et, oh, ouais! Ai-je mentionné qu’il y a des saletés de bombes atomiques maintenant ? Même les bellicistes les plus stupides devraient vouloir éviter le “remake” dans notre monde actuel de leurs films hollywoodiens préférés sur la Seconde Guerre mondiale, car aujourd’hui il est devenu impossible de gagner une guerre mondiale. Arrêtez d’accepter qu’on vous sorte ces conneries du type « c’est à nouveau 1938 ». Rien n’est comme en 1938, et un conflit généralisé peut très certainement être évité.

—-(*)https://caitlinjohnstone.substack.com/p/for-warmongers-its-always-1938-notes?fbclid=IwAR0sRdhJSpE5xgVJU7cdIjNTdgm2YH214Z7mhk3nipuVqiE1mLKJmXt552M&fs=e&s=cl

For Warmongers It’s Always 1938: Notes From The Edge Of The Narrative Matrix

by Caitlin Johnstone

Caitlin’s Newsletter (*)

29.07.022

Hawks always say our geopolitical situation resembles that of 1938 so that any call for de-escalation, diplomacy or detente can be portrayed as « appeasement ». It’s never 1919, when the conditions which would give rise to World War Two were put in place, or any of the early 20th century years when the trajectory toward World War One could have easily been turned away from.

Our fetishization of World War Two has eclipsed from memory the fact that it was the single worst thing that ever happened on this planet. The trauma it inflicted upon our species still reverberates through our collective consciousness to this day, and avoiding it would have been objectively good. 

Even if we fully espouse all the grandiose ego-stroking Anglo-American narratives about WWII, you don’t want to have a modern Churchill and FDR bravely standing against the forces of evil. What you want is for such a stand to be unnecessary, because the conflict was avoided. 

But that’s not how you score political points in Washington and London. That’s not how you pull ratings as a news outlet. That’s not how you sell weapons as an arms manufacturer, and it’s not how you advance hegemonic agendas as an empire. That’s why peace doesn’t get a voice.

And, oh yeah, did I mention there are fucking nuclear weapons now? Even the dumbest of warmongers should want to postpone reenacting their favorite Hollywood WWII movies in the modern world, because it’s impossible to win a world war now. Stop buying this « it’s 1938 » bullshit. It’s nothing like 1938, and a massive conflict can most definitely be avoided.

Like the Tao Te Ching says:

Prevent trouble before it arises.
Put things in order before they exist.
The giant pine tree
grows from a tiny sprout.
The journey of a thousand miles
starts from beneath your feet.

Or as we say in the west, an ounce of prevention is worth a pound of cure.

The only thing dumber than the risks our leaders are taking with our world is the reasons why they are taking those risks. It’s not for anything more noble or righteous than the desire to rule the world. Just stupid, garden variety power hunger.

If Ukraine has taught us anything it’s that the US and its allies should definitely stage as many aggressive provocations as possible in Taiwan.

Russia: Don’t cross our red lines in Ukraine or we’ll take action.

US politicians: They’re bluffing. Cross those red lines.

[Russia invades.]

China: Don’t cross our red lines in Taiwan or we’ll take action.

US politicians: They’re bluffing. Cross those red lines.

Can’t believe we’re adding a whole new country to risk nuclear war with just because Nancy Pelosi’s too fucking old to care if she gets shot down over Taiwan.

So it looks like Ukraine has begun using US-made weapons to strike Russian territory. At a time when dangerous escalations between nuclear superpowers is an almost daily occurrence, this one stands head and shoulders above most of the others and deserves special attention. There are many, many potential scenarios which could spark a nuclear exchange, but the US/Ukraine/NATO alliance continually pursuing a line of attack into Russia is by far the most surefire way to get there. Let’s hope that option remains off the table.

Western powers aren’t censoring Russian media to protect our minds from Russian propaganda, they are censoring Russian media because it interferes with western propaganda.

If we were being told the truth about this war there wouldn’t be such a wildly unprecedented push to censor, intimidate, troll and silence anyone who asks if we’re being lied to.

People who are ideologically prohibited from seeing capitalism as the obvious source of society’s ills are forced to make up other things to blame those ills on like elite pedovore cabals, Jews, immigrants, the LGBT community, and Satan.

Vastly outnumbering your rulers but choosing not to overthrow them because you think the status quo might someday make you wealthy is the same as having all the power in the world and trading it away for a lottery ticket.

Love so hard it terrifies you.

Keep writing poetry after your twenties.

Dismiss anyone who tells you to get thick skin.

Master the art of seeing beauty in each moment.

Find enough inner stability to let life destroy you.

Learn that it’s safe to let go: there’s nowhere to fall to.

(*)https://caitlinjohnstone.substack.com/p/for-warmongers-its-always-1938-notes?fbclid=IwAR0sRdhJSpE5xgVJU7cdIjNTdgm2YH214Z7mhk3nipuVqiE1mLKJmXt552M&fs=e&s=cl

Ukraine and the Solomon Islands : 

the Western Hypocrisy

by Jean-Guy Rens

Montreal, July 22, 2022

When Russia said that the expansion of the North Atlantic Treaty Organisation’s (NATO) to Ukraine was a red line, the US and NATO rejected this position, arguing that they support Ukraine’s sovereignty and its right to choose to be part of security alliances. 

When the Solomon Islands made an agreement with China last April, the Australian Prime Minister Scott Morrison said the construction of a Chinese military base in the Solomon Islands would be a “red line” for Canberra and Washington. The Australian Defence Minister added that Australia must prepare for war.

Daniel Kritenbrink, assistant US secretary of state for the bureau of East Asian and Pacific affairs, pretty much declared the same thing: “We told the Solomon Islands leadership that the United States would respond if steps were taken to establish a de facto permanent military presence, power projection capabilities or a military installation in the Solomon Islands.” 

What is forbidden to Russia is obviously allowed to Australia and the Solomon Islands sovereignty is not worth as much as Ukraine’s. Let’s note that Russia shares a border with Ukraine, whilst the Solomon Islands are 2,000 kilometres (1,200 miles) from Australia. 

Quand les Européens se réveilleront-ils enfin ?

par Graham E. Fuller

Colombie britanique, Canada

Source : Horizons et débats

Zurich, 5 juillet 2022

Source originaire : 

Source: www.globalbridge.ch du 23/06/22;
L’original a été publié sur le site Internet de Graham E. Fuller (https://grahamefuller.com/ somehard-thoughts-about-post-ukraine du 19/06/22).

Avant de prendre sa retraite, Graham E. Fuller était vice-président du «National Intelligence Council at CIA», responsable des services de renseignement pour l’évaluation de la situation mondiale. Aujourd’hui encore, il est l’un des experts reconnus en matière de géopolitique et continue de suivre de près l’actualité internationale. Il vient de mettre en ligne une brève analyse de la guerre en Ukraine et de la politique désastreuse – pour ne pas dire suicidaire – de l’Europe.

    La guerre en Ukraine dure maintenant depuis suffisamment longtemps pour que certaines tendances se fassent jour. Pour commencer, deux réalités fondamentales s’imposent:

  • Poutine doit être reconnu coupable d’avoir déclenché cette guerre, comme le sont pratiquement tous les dirigeants qui déclenchent une guerre. On peut considérer Poutine comme un criminel de guerre – au même titre que George W. Bush, qui a tué beaucoup plus de gens que Poutine lui-même. 
  • La deuxième accusation concerne les Etats-Unis (OTAN) qui ont délibérément provoqué une guerre avec la Russie en maintenant implacablement leur dispositif militaire hostile, et ce malgré les mises en garde répétées de Moscou concernant le franchissement de la ligne rouge, jusqu’aux frontières de la Russie. Il n’y aurait pas eu de guerre si la neutralité de l’Ukraine, sur le modèle de la Finlande et de l’Autriche, avait été approuvée. Mais Washington a au contraire plaidé en faveur d’une franche défaite russe. 

Alors que la guerre semble s’acheminer vers sa fin, où tout cela va-t-il nous mener? 

    Malgré les déclarations triomphalistes de Washington, la Russie est en train de gagner la guerre, et l’Ukraine l’a perdue. Les éventuels dommages à plus long terme pour la Russie sont toutefois discutables. Les sanctions américaines prises à l’encontre de la Russie se sont avérées bien plus dévastatrices pour l’Europe que pour la Russie. L’économie mondiale a ralenti et de nombreux pays en développement se sont vus confrontés à de graves pénuries alimentaires et à un risque de famine généralisée. 

La façade de la «nouvelle unité»
européenne sous l’OTAN s’effrite

La façade européenne de la soi-disant «unité de l’OTAN» est déjà profondément lézardée. L’Europe occidentale va de plus en plus regretter le jour où elle a aveuglement suivi le joueur de flûte américain dans la guerre contre la Russie. En effet, cette guerre n’est pas une guerre russo-ukrainienne, mais bien une guerre russo-américaine, menée par procuration et cela jusqu’au dernier Ukrainien. 

    Contrairement à ce que pourraient laisser croire certaines déclarations optimistes, l’OTAN pourrait en fait émerger affaiblie de ce conflit. Les Européens de l’Ouest devraient réfléchir à deux fois au bien-fondé et aux conséquences financières désastreuses que pourrait entraîner une confrontation à long terme avec la Russie ou avec d’autres «concurrents» des Etats-Unis.

     L’Europe reviendra tôt ou tard à son approvisionnement en énergies fossiles russes à bas prix. La Russie est à nos portes et la logique de reprise de la relation économique naturelle avec elle finira par s’imposer. 

    L’Europe considère déjà les Etats-Unis comme une puissance en déclin dont la «vision» incohérente et hypocrite en matière de politique étrangère repose sur le besoin désespéré de maintenir le «leadership américain» dans le monde. La volonté des Etats-Unis de recourir à la guerre pour atteindre cet objectif représente un danger croissant pour les autres pays.

    Washington a également fait clairement comprendre que l’Europe devait adhérer à une lutte «idéologique» contre la Chine, dans une sorte de combat protéiforme de la «démocratie contre l’autoritarisme». Et pourtant, c’est bien de la traditionnelle lutte pour la domination du monde qu’il s’agit. Et l’Europe peut moins encore se permettre de basculer dans un affrontement avec la Chine – une «menace» essentiellement perçue par Washington mais jugée peu crédible par de nombreux états européens ainsi que par une grande partie du monde. 

    Le projet chinois de «Nouvelle Route de la Soie» est peut-être le projet économique et géopolitique le plus ambitieux de l’histoire mondiale. Elle relie déjà la Chine à l’Europe par voie ferroviaire et maritime. Le rejet européen du projet «Nouvelle Route de la Soie» lui coûtera cher. Soulignons que la «Nouvelle Route de la Soie» traverse la Russie de part en part. Or, il est impossible pour l’Europe de se fermer à la Russie tout en conservant l’accès à ce mégaprojet eurasiatique. Ainsi, une Europe qui considèrerait que les Etats-Unis sont déjà sur le déclin aurait finalement peu à gagner à suivre le mouvement antichinois. La fin de la guerre en Ukraine amènera l’Europe à reconsidérer sérieusement les avantages présentés par son soutien à la tentative désespérée de Washington de maintenir son hégémonie mondiale. 

    L’Europe va connaître une crise d’identité croissante lorsqu’il s’agira de déterminer son rôle dans le monde à venir. Les Européens de l’Ouest finiront par se lasser de leur asservissement – qui dure depuis 75 ans – à la domination américaine sur la politique étrangère européenne. A l’heure actuelle, c’est l’OTAN qui définit la politique étrangère européenne et l’Europe fait preuve d’une timidité inexplicable lorsqu’il s’agit de faire entendre sa voix de manière indépendante. Mais pour combien de temps encore? 

    On peut à présent se rendre compte de ce que les lourdes sanctions américaines prises à l’encontre de la Russie, incluant notamment le gel des avoirs russes détenus par les banques occidentales, amènent la plupart des pays du monde à se demander si, à l’avenir, il serait bien judicieux de continuer à dépendre exclusivement du dollar américain. La diversification des instruments économiques internationaux est déjà à l’ordre du jour et ne fera qu’affaiblir la position économique autrefois dominante de Washington et son instrumentalisation unilatérale du dollar. 

L’une des caractéristiques les plus inquiétantes de l’affrontement russo-américain en Ukraine est la corruption totale des médias indépendants. En effet, Washington a remporté haut la main la guerre de l’information et de la propagande, en orchestrant tous les médias occidentaux pour qu’ils entonnent le même hymne pour qualifier la guerre en Ukraine. Jamais auparavant l’Occident n’avait été témoin d’une telle mainmise sur la perspective géopolitique idéologique d’un pays sur le territoire national. Bien sûr, il est également hors de question d’accorder la moindre confiance à la presse russe. Au cœur d’un déferlement de la plus virulente propagande antirusse, dont je n’ai jamais vu l’équivalent même à l’époque où j’étais partie prenante de la guerre froide, les analystes chevronnés doivent se creuser la tête pour parvenir à une compréhension objective de ce qui se passe réellement en Ukraine.

    Si seulement cette domination des médias américains, qui occulte quasiment toutes les opinions alternatives, n’était rien d’autre qu’une anomalie générée par les évènements en Ukraine. Mais il se peut que les élites européennes se rendent compte petit à petit que cette position de totale «unanimité» leur a été imposée; il s’est déjà produit quelques fissures dans la façade de l’«unité de l’UE et de l’OTAN». Cependant, le danger réside dans le fait que dans la perspective des futures crises mondiales, une véritable presse libre et indépendante est en train de disparaître, pour tomber entre les mains de médias dominés par les multinationales proches des milieux politiques et désormais soutenus par les réseaux sociaux du Net qui manipulent le récit à leurs propres fins. Alors que nous abordons des crises d’instabilité de plus en plus graves et dangereuses à cause du réchauffement climatique, des flux de réfugiés, des catastrophes naturelles et probablement de nouvelles pandémies, la domination rigoureuse des médias occidentaux par l’Etat et les multinationales devient très préjudiciable à l’avenir de la démocratie. Aujourd’hui, plus aucune alternative ne se fait entendre au sujet de l’Ukraine. 

L’occident fait accentuer le partenariat entre la Russie et la Chine

Pour finir, il est à prévoir que le caractère géopolitique de la Russie ait désormais basculé de manière décisive vers l’Eurasie. Pendant des siècles, les Russes ont cherché à être acceptés en Europe, mais ils ont toujours été tenus à distance. L’Occident ne veut pas discuter d’une nouvelle structure de défense stratégique et de sécurité. L’Ukraine n’a fait que renforcer cette tendance. Il ne reste plus aux élites russes d’autre solution que de reconnaître que leur avenir économique se trouve dans le Pacifique, où Vladivostok n’est qu’à une ou deux heures d’avion des vastes économies de Pékin, Tokyo et Séoul. La Chine et la Russie se sont désormais rapprochées de manière décisive, précisément en raison de leur préoccupation commune de faire obstacle à la totale liberté d’intervention unilatérale des Etats-Unis sur le plan militaire et économique dans le monde. L’idée que les Etats-Unis puissent diviser la coopération entre la Russie et la Chine est un pur fantasme. La Russie possède des compétences scientifiques, des ressources énergétiques abondantes, de précieux métaux et terres rares, alors même que le réchauffement climatique va accroître le potentiel agricole de la Sibérie. La Chine dispose des capitaux, des marchés et de la main-d’œuvre nécessaires pour contribuer à ce qui deviendrait un partenariat naturel au sein de l’Eurasie.

    Malheureusement pour Washington, la quasi-totalité de ses anticipations concernant cette guerre se révèlent infondées. En effet, l’Occident pourrait en venir à voir dans ce contexte l’argument final contre l’adhésion à la volonté de domination mondiale de Washington au travers de confrontations toujours plus périlleuses et néfastes avec l’Eurasie. Et la plupart des autres pays du monde – l’Amérique latine, l’Inde, le Moyen-Orient et l’Afrique – trouvent bien peu d’intérêts nationaux dans cette guerre si fondamentalement américaine contre la Russie.        •

    Graham E. Fuller est un des ex-vice-présidents du Conseil national du renseignement au sein de la CIA, responsable des estimations du renseignement mondial. 

(Traduction Horizons et débats)

Autour du piège ukrainien

par Ivo Rens

Professeur honoraire

Faculté de droit

Université de Genève

6 juin 2022

La disparition de l’URSS suivie de celle du Pacte de Varsovie constitua une mutation internationale comparable seulement à deux précédents, à savoir la chute de Napoléon en 1815 et la fin de la première Guerre mondiale. Or ces deux précédents donnèrent lieu respectivement au Congrès de Vienne en 1815 et au Traité de Versailles en 1919 qui l’un et l’autre tentèrent d’organiser la paix entre les nations. Comme le remarque Richard Sakwa, l’implosion de l’URSS suivie de la disparition du Pacte de Varsovie en 1991 ne fut accompagnée d’aucune tentative semblable. (1) Comment expliquer pareille lacune ?

Force est de constater que, ayant à gérer l’effondrement d’un empire les Présidents Gorbatchev puis Eltsine n’eurent pas le loisir de prendre des initiatives en matière de réorganisation des relations internationales. Le renoncement idéologique au communisme leur valait la bienveillance, voire l’appui enthousiaste des puissances occidentales et de l’opinion publique mondiale, sinon celle des citoyens russes. L’une des priorités de Gorbatchev, puis de Eltsine, fut de faire en sorte que la réunification de l’Allemagne ne consacrât pas le réarmement du territoire de l’ex-République démocratique allemande (RDA).

Le 9 février 1990, lors des discussions entre Mikhaïl Gorbachev et le Secrétaire d’Etat américain James Baker, ce dernier donna l’assurance que les forces militaires de l’OTAN ne s’installeraient pas en Allemagne de l’est après la réunification allemande non plus que dans les pays du Pacte de Varsovie en voie de dissolution. “Non seulement pour l’Union soviétique mais aussi pour les autres pays européens, il est important d’avoir des garanties que si les Etats-Unis maintiennent leur présence en Allemagne dans le cadre de l’OTAN, pas un pouce de la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne se propagera vers  l’est.”(2) Dans un discours qu’il prononça le 24 juin 1991 le Secrétaire d’Etat James Baker inclinait manifestement pour l’inclusion de la Russie dans “une communauté euro-atlantique qui s’étendrait vers l’est de Vancouver à Vladivostok.”(3)

Voici comment Thierry de Monbrial présente la position russe de l’époque : “Du point de vue de Moscou, l’alternative est relativement simple : ou bien les Occidentaux prennent au sérieux la réconciliation Est-Ouest, auquel cas l’Alliance atlantique doit disparaître en tant qu’alliance et l’OTAN peut devenir le bras séculier de la sécurité collective ; ou bien l’Alliance conserve un caractère défensif vis-à-vis de la Russie, mais tout élargissement serait alors considéré comme un acte d’hostilité. Washington est bien conscient du dilemme, mais à juste titre ne veut surtout pas le trancher tant que les choses ne seront pas mûres, d’où la nervosité en Europe médiane. En proposant un PPP (Partenariat pour la paix) les Américains ont cherché à gagner du temps.” (4)

Le Président Bush père qui avait succédé en 1989 au Président Reagan n’était pas vraiment hostile à Gorbatchev ni à Eltsine, mais il estima peut-être que, vu leur puissance désormais incontestée, les Etats-Unis pouvaient faire l’économie d’une concertation internationale. C’est le Président Clinton qui prit en 1994 la décision fatale d’élargir progressivement l’OTAN aux pays est-européens sans égard aux conséquences de la rupture de l’engagement pris par l’administration précédente. Il convient de préciser que Bill Clinton n’avait aucune expérience en affaires internationales et que sa présidence donna lieu à une intervention calamiteuse en Somalie, à une inaction coupable durant le génocide rwandais, puis au bombardement de la Serbie.

La décision d’élargir l’OTAN fut entérinée par le Sénat américain dans le cadre de ses compétences en matière de politique étrangère en dépit de l’opposition de plusieurs experts en politique internationale dont celle de George Kennan, l’initiateur et théoricien du containment du bloc soviétique, c’est-à-dire de son endiguement. “Je pense que c’est une erreur tragique. (…) Cette expansion (de l’OTAN) ferait se retourner les Pères fondateurs dans leur tombe. (…) Notre différend pendant la guerre froide nous opposait au régime communiste soviétique. Et maintenant nous tournons le dos au peuple qui a fait la plus grande révolution de l’histoire sans effusion de sang pour mettre fin à ce régime soviétique.” (5)

A l’époque, c’est-à-dire dans les années 1990 du siècle dernier, Olivier Kempf, auteur d’une véritable encyclopédie sur l’OTAN que nous avons déjà citée, semble considérer comme normale que Moscou conservât une certaine défiance envers l’OTAN. Aussi bien, ses représentants firent valoir leur préférence pour une autre organisation, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), créée à Helsinki en 1975, qui devint en 1995 l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), laquelle comportait nettement plus d’Etats membres que l’OTAN d’alors, et même d’aujourd’hui, dont les EEUU et le Canada, ainsi que quelques Etats de l’Asie proche. André Koryzev, alors ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie, fit notamment valoir que, à défaut de remplacer l’OTAN, “la CSCE devrait avoir pour objet de coordonner les activités de l’OTAN, de l’Union Européenne, du Conseil de l’Europe, de l’UEO et la CEI (6) dans les domaines du renforcement de la stabilité et de la sécurité, de la promotion du maintien de la paix et de la protection des droits de l’homme et des minorités nationales.” (7) Les responsables des EEUU, suivis par ceux des pays de l’OTAN, ne donnèrent aucune suite à cette proposition pourtant éminemment constructive. Et la Russie assista impuissante à l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux pays baltes qui avaient fait partie de l’URSS elle-même.

Constituée à l’origine de douze Etats membres, l’OTAN en compte à présent vingt-huit en Europe et deux en Amérique du nord. Hostile au processus même de l’élargissement, la Russie n’a jamais caché que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN lui serait inacceptable. Les raisons en sont multiples : historiques, culturelles, militaires. L’implantation de fusées balistiques en Ukraine consacrerait la vulnérabilité des centres névralgiques de la Fédération de Russie. Moscou ressentit durement la guerre que l’OTAN mena, à la fin du siècle dernier, contre la Yougoslavie, plus précisément contre la Serbie. Mais c’est en 2007-2008 que la tension s’est transformée en crise ensuite de la décision prise par le “sommet” de l’OTAN à Bucarest d’inclure, à terme, l’Ukraine dans l’OTAN. (8)

Même parmi les partisans de l’OTAN, des voix se firent entendre pour mettre en doute la sagesse et l’opportunité de cette option. Voici ce qu’en dit Olivier Kempf: “Comme Rome dont l’expansion infinie avait causé la chute, l’Alliance atlantique ne souffre-t-elle pas, potentiellement, de surextension ? … La survie de l’Alliance dépend peut-être de son caractère non impérial. De ce point de vue, si l’incorporation des Etats ex- yougoslaves paraît dans l’ordre des choses, l’inclusion de l’Ukraine ou des pays caucasiens constituerait une victoire à la Pyrrhus. Une victoire assassine, qui tuerait le vainqueur en même temps qu’elle le couronnerait.” (9)

C’est avec une vive appréhension que les dirigeants russes suivirent, dès le début du XXIe siècle, l’implantation croissante des EEUU en Ukraine et leur emprise croissante sur les milieux politiques ukrainiens. Dans l’ordre culturel et informationnel c’est la NED (National Endowment for Democracy) c’est-à-dire la Fondation pour la démocratie, héritière depuis 1983 des œuvres légales de la CIA, qui était la plus active. En 2013- 2014, la Secrétaire d’Etat adjointe, Victoria Nuland poussât l’outrecuidance jusqu’à se rendre à Kiev pour manifester aux côtés des opposants place de l’Indépendance. Depuis lors, on apprit qu’elle alla jusqu’à tramer avec l’ambassadeur de Washington à Kiev, un certain Geoffrey Pyatt, le remplacement du Président ukrainien Yanoukovitch au mépris du droit diplomatique et de la décence politique. (10)

On connaît la suite. Au début de 2014, la “révolution” dite de Maïdan, à Kiev, entraîna la chute du Président “pro-russe” Yanoukovitch puis l’abolition par le Parlement ukrainien des droits linguistiques des populations non-ukraïnophones, donc d’une importante minorité d’Ukrainiens russophones vivant à l’est et au sud du pays. La Crimée, majoritairement russophone, fit sécession et son parlement organisa un référendum qui opta, à une écrasante majorité, pour le rattachement à la Russie. Une partie du Donbas, autour de Donetsk et de Lougansk fit également sécession entraînant un conflit meurtrier qui dura huit ans et qui, en août 2015 déjà avait causé d’intenses destructions, près de 8’000 morts civils et militaires, le départ du Donbas de plus de 2,3 millions de personnes qui s’établirent majoritairement en Ukraine, mais aussi dans les pays voisins et dont plus de 300’000 trouvèrent refuge en Russie. (11) Bien sûr, ces chiffres n’ont pu qu’augmenter entre 2015 et 2022…

Parallèlement à ces événements concernant l’Ukraine, l’évolution des relations entre l’Occident et la Russie au cours des années qui nous séparent de la disparition de l’URSS est passée de la compréhension aux divergences, puis de ces dernières aux désaccords et à la mésentente. Presque toujours, ce sont les EEUU qui prirent l’initiative de désamorcer la confiance et la sécurité. “Ainsi, les Etats-Unis se sont progressivement retirés de tous les accords de contrôle des armements issus de la guerre froide : le Traité ABM (2002), le Traité Open Skies (2018) et le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) (2019). Cette tendance s’est poursuivie sous Trump et Biden.” (12)

Nous avons tenté de rendre compte de la séquence des principaux événements relatifs au conflit en cours. Mais comment expliquer l’hostilité manifeste et croissante de Washington à l’égard de Moscou pendant cette période ? A cette question d’aucuns répondent que la Russie est intervenue militairement en Géorgie en 2008 et en Syrie à partir de 2015, interventions certes contestables mais qui ne firent guère d’ombre à Washington. Encore faut-il signaler que la première de ces deux campagnes fut strictement limitée dans son étendue et sa durée et que la seconde se fit à la demande expresse du gouvernement syrien en proie à une insurrection islamiste faussement présentée en Occident comme éprise de démocratie.

Beaucoup plus fondamentale, me semble-t-il fut l’obsession hégémonique de Washington qu’atteste d’une part le niveau exorbitant de son budget militaire qui, en ce début de siècle est du même ordre de grandeur que celui cumulé de tous les autres Etats de la Planète (13) et d’autre part celui de son arsenal nucléaire qui n’a d’équivalent mondial que celui de la Russie.(14) Bien que ces deux éléments nous paraissent décisifs, un troisième l’est peut-être tout autant, à savoir l’intériorisation dans la psychè des dirigeants américains et de l’Etat profond de Washington de la Russie en tant qu’ennemi, nonobstant toute justification idéologique et nonobstant la complémentarité économique de l’Europe occidentale et de la Russie. Remarquons toutefois que le déclin des échanges économiques entre la Russie et l’Europe offre à Washington la possibilité de faire coup double en marginalisant tant la Russie que l’Europe.

Tentons de conjecturer le double objectif que s’est présenté Washington au sujet de l’Ukraine, sinon depuis la décision d’élargissement à l’est de l’OTAN prise en 1994 du moins depuis le début du XXIe siècle : d’une part, continuer à contenir la Russie, même débarrassée du communisme, par inertiel en quelque sorte, et continuer à maintenir l’OTAN comme seule garante de la projection de l’hégémonie américaine en Europe, d’autre part induire l’adversaire ou l’ennemi russe à adopter un comportement de nature à encourir la réprobation générale sinon universelle, comportement au surplus voué à l’échec. Ce double objectif est le seul, nous semble-t-il, à rendre compte de la politique d’élargissement de l’OTAN à l’est européen de Washington et des Etats sous  protectorat américain. Au début du XXe siècle, le Président Poutine, avait manifesté le souhait que la Russie fût associée à l’Union européenne et au monde occidental. (15) Preuve en est l’implication de la Russie d’alors dans le cadre de la Conférence pour la paix et la sécurité en Europe qui, en 1995, est devenue l’OSCE. Dans le même temps, Moscou a manifesté sa réprobation de l’élargissement de l’OTAN et a constamment réitéré le caractère inacceptable que revêtirait pour elle l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

“Inacceptable”, le mot est pour Washington mobilisateur car il désigne la cible. Les EEUU ont bien quelque peu peiné à faire adopter par le Sommet de l’OTAN à Bucarest la décision de principe de l’adhésion, à terme, de l’Ukraine à l’Alliance. Ils attendaient de la Russie qu’elle usât de la force pour s’y opposer et que, faute de pouvoir être sanctionnée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, son agression serait universellement condamnée et, au surplus, vouée à l’échec. Il y eut certes la sécession et l’annexion de la Crimée par la Russie, mais sans violence et avec l’appui massif de la population consultée par referendum. Il y eut aussi la sécession de deux régions russophones du Donbas, Donetsk et Logansk, mais qui donnèrent lieu à une guerre de positions meurtrière, comme on l’a vu, et dont la poursuite était manifestement inacceptable pour Moscou. De leur côté, Washington et l’OTAN aidèrent l’Ukraine à combattre les séparatistes du Donbas qu’appuyait Moscou.

Et finalement, le 24 février 2022, Moscou fit ce que les EEUU attendaient d’elle : elle déclencha une offensive militaire contre l’Ukraine qui, ce faisant, violait manifestement la Charte des Nations Unies et le droit international. Le Président Volodymyr Zelensky parvint à galvaniser la résistance de la population et des forces armées ukrainiennes, à exiger de l’aide, surtout en armements, des pays de l’OTAN et à imposer ses talents de comédien, metteur en scène et producteur – ses activités professionnelles antérieures – à la campagne de presse et au déferlement médiatique mondial sans précédent qui surgit contre la Russie. La campagne innovait sur le genre du fait de ses emprunts à la guerre hybride ainsi qu’aux cyberconflits. (16) Zelensky faisait feu de tout bois. (17) Lui qui n’avait aucune attache avec l’extrême droite nationaliste, très minoritaire en Ukraine, s’afficha systématiquement aux côtés du sulfureux Régiment Azov.

Washington et les pays de l’OTAN, suivis par plusieurs autres, dont la Suisse qui du coup oublia sa neutralité et sa vocation aux bons offices, procédèrent à plusieurs vagues de sanctions de plus en plus sévères contre la Russie visant ses avoirs à l’étranger, contre un certain nombre de ses dirigeants politiques ou économiques et contre leurs avoirs à l’étranger, etc. A ce jour, plusieurs de ces sanctions pourraient se retourner contre les Etats qui y ont souscrits et beaucoup semblent avoir franchi le seuil de licéité en ce qu’elles ne respectent pas les normes impératives du droit international. (18) Au surplus, elles risquent de provoquer de sérieuses difficultés économiques dans plusieurs des Etats impliqués et la famine dans plusieurs pays qui ne pourront plus importer du blé d’Ukraine et de Russie, deux des plus grands producteurs mondiaux. L’Egypte et les pays du Maghreb figurent parmi les plus menacés de famine. Nous préférons ne pas épiloguer sur le risque non négligeable de propagation du conflit et de son éventuelle conclusion par un holocauste nucléaire, et espérer que les belligérants parviendront bientôt, grâce probablement aux bons offices d’un Etat tiers, à une issue pacifique.

Comment se fait-il que les dirigeants politiques occidentaux et leurs diplomates ne se soient pas insurgés contre la perspective des désastres susmentionnés ? (19) Probablement faut- il incriminer la médiocrité de certains et la servilité de tous. Ces deux facteurs nous paraissent avoir concouru, à parts égales, au remplacement de la diplomatie par l’administration de sanctions et à la bonne conscience des pousse-au crime occidentaux. Rappelons que dans les années 1970 la politique américaine s’était attachée à dissocier la Chine de la Russie. Le 11 mai dernier Henry Kissinger, ancien Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, relevait que la politique occidentale suivie depuis le début du XXIe siècle avait inversé l’objectif ancien en cimentant les relations de tous ordres entre ces deux géants ! (20) Elle a ainsi puissamment contribué à affermir l’alliance de facto entre Moscou et Pékin !

Notes

(1) Richard Sakwa, Frontline Ukraine. Crisis in the Borderlands, Bloomsbury Academic, 347 pages, pp. 3 et 4.

(2) Paul Danieri, Ukraine and Russia, From Civilized Divorce to Uncivil War, Cambridge University Press, 2019, 282 pages, pp. 60 1, et Jacques Baud, Poutine, maître du jeu ?, Max Milo, 2022, 297 pages, p. 29.

(3) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, Editions du Rocher, 2e édition non datée mais postérieure à 2014, 613 pages, p. 238.


(4) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., p. 248. Le PPP est un partenariat pour la paix qui est une catégorie d’Etats non membres de l’OTAN mais non hostiles qui acceptent notamment l’interopérabilité de leurs armements avec ceux de l’OTAN. Y figurent notamment l’Autriche, la Finlande, l’Irlande, la Suède, la Suisse, mais aussi l’Ukraine et la Russie.

(5) La Communauté des Etats Indépendants, issue de la disparition de l’URSS. Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit. p. 287. Cf aussi Paul Danieri, op. cit. p. 59 et Jacques Baud, op. cit. p.35.

(6) The New York Times, 2 mai 1998, cité dans l’article sur George Kennan dans Wikipedia.

(7) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., pp.287, 8.


(8) https://www.nato.int/cps/fr/natolive/official_texts_8443.htm

(9) Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle. La transformation d’un héritage, op.cit., p.266.

(10) Richard Sakwa, op. cit., p. 87. “Top U.S. official visits protesters in Kiev as Obama admin ups pressure on Ukraine President Yanukovich.” CBS News, December 11, 2013. – “Ukraine crises : Transcript of leaked Nuland-Pyatt call”, BBC News, February 7, 2014.

(11) Richard Sakwa, op. cit., p. 278. D’autres auteurs évoquent un nombre de morts civils et militaires supérieur en 2014 : 14’000 selon Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, Max Milo, 2022, pp 136, 7.

(12) Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, Max Milo, 2022, pp 122,3.

(13) https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_dépenses_milit- aires (2019), pp 122,3.

(14)https://atlasocio.com/classements/defense/nucleaire/classement- etats-par-arsenal-nucleaire-monde.php (2021)

(15) Jacques Baud, Poutine maître du jeu ?, op. cit, pp 39 et seq.


(16) François-Bernard Huyghe, Olivier Kempf et Nivolas Mazzucchi, Gagner les cyberconflits. Au-delà du technique, Collection Cyberstratégie, Editions Economica, 2015, 175 pages.


(17)Guy Mettan, La face cachée de Volodymir Zelensky https://guymettan.blog.tdg.ch/archive/2022/05/27/la-face-cachee-de-volodymyr-zelensky-322592.html


(18) Nguyen Quoc Dinh, Patrick Daillier et Alain Pellet, Droit international public, 5e édition, LGDJ, 1994, 1’317 pages, pp 896 et seq.

(19) Cette perspective inhérente à la crise ukrainienne conduisit l’auteur de ces lignes à lancer le blog “La paix mondiale menacée” https://worldpeacethreatened.com/documents/programme/en août 2014 comme l’atteste la notice introductive de ce blog.

(20) Le 11 mai 2022, Kissiger âgé de 99 ans commente négativement ce renforcement de l’alliance de facto entre Moscou et Pékin : https://www.youtube.com/watch?v=6b89jcNqgJo

Où sont les artisans de la paix ?

par Kishore Mahbubani*, Singapour

Source : Horizons et débats

Zurich, 10 mais 2022

L’Occident a été très prompt à condamner l’invasion de l’Ukraine comme contraire au droit international. Cependant, la réflexion sur la question quand cette guerre a réellement commencé prendra décidément plus de temps. Et encore une fois plus de temps semble-t-il coûter pour que l’Occident commence à réfléchir aux raisons pour lesquelles le «reste» du monde – qui représente tout de même la grande majorité de la population mondiale – observe la guerre d’un tout autre point de vue que «l’Occident». Kishore Mahbubani fait partie de ceux qui rappellent, depuis des années, que la mentalité de domination occidentale mène à une impasse et que la coopération des humains est une forme bien plus appropriée d’approche des problèmes qui nous défient sur le plan mondial. Au fur et à mesure que la politique occidentale comprendra cela, la transition vers un monde multipolaire (qui est en cours et ne se laissera pas arrêter) et les pertes de vies humaines qui sont finalement dues à ce manque de réalisme se réduiront. Une politique occidentale par contre qui se considère encore comme supérieure, unique et indispensable – et qui se croit autorisée à tuer parce qu’elle, et elle seule, représente «les bons» – entraînera davantage de souffrances encore. Aujourd’hui déjà, le bilan des victimes se compte en millions.

Erika Vögeli

La loi d’airain de la géo-politique

L’invasion russe de l’Ukraine est illégale et doit être condamnée par la communauté internationale. Et elle a été condamnée. En tant qu’ancien ambassadeur auprès des Nations unies, je comprends et soutiens pleinement la nécessité de protéger les principes de la Charte des Nations unies. Pourtant, en géopolitique, nous devons toujours faire deux choses simultanément. Nous devons moraliser et nous devons analyser. Etant donné que la géopolitique est un jeu cruel et qu’elle suit la logique froide et impitoyable du pouvoir, nous devons être froids, dépourvu de passions et impitoyables dans notre analyse. La seule loi d’airain de la géopolitique est qu’elle punit ceux qui sont naïfs et ignorent sa logique froide.
    Aurions-nous pu prédire cette guerre en Ukraine? Et aurions-nous pu l’empêcher? La réponse simple à ces deux questions est oui. En effet, de nombreux hommes d’Etat occidentaux de premier plan ont correctement prédit ce désastre en Ukraine.

Une politique méprisant les sérieux avertissements de leurs maître-penseurs

George Kennan est probablement le plus grand penseur stratégique que les Etats-Unis aient connu au XXe siècle. Il a élaboré la célèbre stratégie de l’endiguement qui a finalement permis de vaincre l’Union soviétique. Il est décédé le 17 mars 2005.
    Le 21 février 2022, le célèbre correspondant du «New York Times», Tom Friedman, a longuement relaté ce que George Kennan lui avait dit en 1998. Interrogé sur l’impact de l’expansion de l’OTAN dans les anciennes zones de l’Union soviétique, il a déclaré, avec beaucoup de prescience: «Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière assez négative et cela affectera leurs stratégies. Je pense que c’est une erreur tragique. Rien ne le justifiait. Personne ne menaçait personne d’autre. Cette expansion ferait se retourner dans leurs tombes les pères fondateurs de ce pays.»
    Pourquoi l’OTAN a-t-elle donc continué à s’étendre malgré les avertissements clairs de George Kennan? D’une certaine manière, la bonne réponse a également été approuvée par George Kennan. Le 1er décembre 1997, le célèbre et légendaire rédacteur en chef du magazine The National Interest, Owen Harries, a écrit un article expliquant pourquoi l’expansion de l’OTAN n’était pas judicieuse, puis a donné les raisons pour lesquelles elle se produisait. Il citait plusieurs raisons, mais permettez-moi de ne citer que les deux premières: «la force du vote américano-polonais, ainsi que celui d’autres Américains d’origine d’Europe centrale et orientale» et «les énormes intérêts acquis – carrières, contrats, consultations, expertise accumulée – représentés par l’establishment de l’OTAN, qui avait maintenant besoin d’une nouvelle raison et d’un nouvel objectif pour justifier la poursuite de l’existence de l’organisation».

     En bref, les intérêts politiques intérieurs à court terme consistant à gagner des électeurs et les intérêts économiques étroits l’emportaient sur la sagesse géopolitique. Immédiatement, après qu’Owen Harries ait publié cet article, George Kennan a immédiatement écrit une lettre approuvant tous les points soulevés par Owen Harries. Il a dit: «C’était à certains égards une surprise parce que certains de vos arguments majeurs étaient ceux que j’avais moi-même avancés, ou que je voulais avancer, mais je ne m’attendais pas à les voir si bien exprimés par la plume de quelqu’un d’autre.»
    Le point heurtant dans le projet d’élargissement de l’OTAN est le fait que de nombreux penseurs américains de premier plan, tant libéraux que conservateurs, s’y sont opposés, notamment Paul Nitze, James Schlesinger, Fred Ikle, John Mearsheimer, Jack Matlock, William Perry, Stephen Cohen, Bill Burns, Vladimir Pozner, Bob Gates, Robert McNamara, Bill Bradley, Gary Hart, Pat Buchanan, Jeffrey Sachs et Fiona Hill.

Kissinger: «La Russie conteste catégoriquement tout tentative
de la dissocier de l’Ukraine !»

Le plus grand penseur stratégique vivant aux Etats-Unis aujourd’hui est Henry Kissinger. Il ne s’est pas opposé à l’élargissement de l’OTAN aux anciens Etats du Pacte de Varsovie d’Europe orientale. Mais il a vivement conseillé de ne pas admettre l’Ukraine dans l’OTAN. En bon étudiant d’histoire, Kissinger a souligné pourquoi l’Ukraine était perçue différemment par les Russes. Dans un article publié en 2014 dans le «Washington Post», voici ce que Kissinger a déclaré: «L’Occident doit comprendre que, pour la Russie, l’Ukraine ne pourra jamais être un simple pays étranger. L’histoire russe a commencé dans ce qu’on appelait Rous de Kiev. La religion russe s’est répandue à partir de là. L’Ukraine fait partie de la Russie depuis des siècles, et leurs histoires étaient entrelacées avant cela. Certaines des plus importantes batailles pour la liberté de la Russie, à commencer par la bataille de Poltava en 1709, ont été menées sur le sol ukrainien.»
    En homme d’Etat avisé, M. Kissinger a proposé une solution de compromis raisonnable. D’une part, il a déclaré: «L’Ukraine devrait avoir le droit de choisir librement ses associations économiques et politiques, y compris avec l’Europe.» D’autre part, il a déclaré [en 2014]: «L’Ukraine ne devrait pas adhérer à l’OTAN, une position que j’ai adoptée il y a sept ans, lorsque la question s’est posée.»
     La véritable tragédie de l’Ukraine est que si le Président américain de l’époque, Barack Obama(lauréat du prix Nobel de la paix), avait suivi les conseils d’Henry Kissinger, la guerre en Ukraine aurait pu être évitée. La formule de M. Kissinger soulignait que les Ukrainiens seraient libres de choisir leur propre système politique et leurs associations régionales. En effet, la forte résistance ukrainienne à l’invasion russe n’était pas prévue. Cette forte résistance confirme leur vif désir de rejoindre l’Union européenne. Comme ils devraient être autorisés à le faire. Et, comme l’a conseillé M. Kissinger, l’Ukraine peut rester en dehors de l’OTAN et rester neutre. Par le passé, les Etats neutres ont été autorisés à rejoindre l’Union européenne. L’Ukraine pourrait suivre ce précédent. Une telle solution gagnant-gagnant aurait pu éviter une guerre. En effet, deux jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Président Volodymyr Zelensky (qui est apparu comme un véritable héros après l’invasion) a déclaré: «Nous n’avons pas peur de la Russie, nous n’avons pas peur d’engager des discussions avec la Russie, nous n’avons pas peur de discuter de quoi que ce soit, comme des garanties de sécurité pour notre Etat, nous n’avons pas peur de parler de statut neutre.» Si le statut de neutralité avait été accepté, la guerre aurait pu être évitée.

Indispensables: des décideurs politiques respectés du monde entier œuvrant ensemble pour la paix

Lorsque les futurs historiens se pencheront sur cet épisode ukrainien, ils se demanderont certainement pourquoi les avertissements clairs et explicites des principaux hommes d’Etat occidentaux, comme Kennan et Kissinger, ont été ignorés. Ils se demanderont également pourquoi notre monde ne compte pas aujourd’hui d’éminents pacificateurs qui auraient pu empêcher le conflit.
    C’est peut-être la leçon la plus importante que le monde devrait tirer de l’épisode ukrainien. Les guerres sont tragiques, comme elles l’ont toujours été. La paix doit être préservée. Et le monde doit développer une classe d’hommes d’Etat respectés dans le monde entier, qui pourraient devenir des artisans de la paix.
    Curieusement, nous avions autrefois de tels hommes d’Etat aussi respectés dans le monde entier, notamment des personnes comme Nelson Mandela, Kofi Annan et Desmond Tutu. Nombre d’entre eux étaient membres d’un conseil des «Anciens» tentant de fournir des conseils pondérés et sensés de temps à autre. Il est clair que nous semblons manquer d’hommes d’Etat aussi distingués aujourd’hui.
    Et les risques continuent de croître. Récemment, l’ancien secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, a déclaré à Taïwan que les Etats-Unis devaient «prendre immédiatement les mesures nécessaires et attendues depuis longtemps pour faire ce qui est juste et évident, c’est-à-dire offrir à la République de Chine (Taïwan) la reconnaissance diplomatique des Etats-Unis en tant que pays libre et souverain». Il ne faut pas être un génie de la géopolitique pour comprendre que sa cette recette conduirait à une guerre de Taïwan.
    Puisque sa suggestion provocatrice pourrait conduire à une guerre, une guerre qui pourrait être encore plus destructrice que la guerre en Ukraine, on aurait pu s’attendre à ce qu’un chœur mondial de voix émerge et condamne la déclaration imprudente de Mike Pompeo.
    Jusqu’à présent, je n’ai entendu aucune voix importante sur notre planète condamner sa déclaration. Et c’est là le nœud de notre problème mondial. Où sont les artisans de la paix dans le monde en ces temps actuels où l’urgence de leur présence se fait grandement ressentir? •

Source: https://ari.nus.edu.sg/app-essay-kishore-mahbubani-4 

(Traduction: Horizons et débats)


*Kishore Mahbubani, membre distingué de l’Asia Research Institute, NUS, est l’auteur du livre «L’Occident (s’)est-il perdu ?»


La menace nucléaire est de retour

par Mohamed ElBaradei

Prix Nobel de la paix (*)

Traduit de l’anglais pas François Boisivon

Vienne, 7 mars 2022

Source : Project Syndicate https://www.project-syndicate.org

Les récents affrontements entre les troupes russes et les forces ukrainiennes de défense civile aux abords immédiats de la centrale nucléaire de Zaporijia révèlent à quel point le monde est proche aujourd’hui d’un terrible cauchemar : une fuite radioactive majeure. La centrale de Zaporijia, la plus importanted’Europe, est équipée de six réacteurs, et chacun d’entre eux aurait pu être endommagé par les incendies qui se sont déclarés à la suite des frappes russes sur les installations de la centrale et des combats pour s’emparer de celle-ci. L’extinction rapide du feu témoigne du professionnalisme et de la bravoure du personnel de la centrale.

Le monde a eu de la chance, comme il en avait eu un peu plus tôt quand les troupes russes ont fait une incursion tout aussi dangereuse dans l’usine fermée de Tchernobyl aux premiers jours de l’invasion. Mais une demi-douzaine d’autres réacteurs nucléaires sont encore dispersés en Ukraine, ce qui signifie que le scénario du pire demeure bel et bien possible. La libération de substances radioactives pourrait rendre inhabitables des agglomérations entières et menacer des centaines de milliers de personnes – bien au-delà du voisinage immédiat.

À la veille de l’invasion russe, Bennet Ramberg, l’auteur de Nuclear Power Plants as Weapons for the Enemy (« Les centrales nucléaires, des armes pour l’ennemi », non traduit) nous rappelaitqu’après la catastrophe de Tchernobyl, « les autorités soviétiques ont dû déplacer des centaines de milliers de personnes et établir une très large zone d’exclusion dans laquelle l’exploitation des terres agricoles et des forêts sera impossible pour des décennies ». Parmi les nombreuses répercussions que pourrait avoir sur l’Europe, voire au-delà, le conflit en Ukraine, les retombées nucléaires seraient l’une des plus toxiques et intrusives.

Mais pire encore serait une frappe nucléaire. Au-delà des pertes terrifiantes en vies humaines et du déplacement de millions de personnes, le trait le plus perturbant de la guerre en Ukraine est la réintroduction des armes nucléaires comme élément central de la géopolitique. Après avoir averti que toute puissance qui interviendrait dans le conflit en paierait des « conséquences comme elle n’en a jamais vues dans son histoire », le président russe Vladimir Poutine a répondu à la première vague de sanctions européennes en relevant l’état d’alerte de ses forces nucléaires.

Sagesse de la guerre froide

Les mesures prises ici par Poutine sont une chose que nous ne connaissions plus depuis les années 1960, quand le monde a vacillé au bord du précipice d’un holocauste nucléaire durant la crise des missiles de Cuba, puis, à nouveau, lors de la guerre israélo-arabe de 1973. À partir de ce moment, les principaux États dotés de l’arme nucléaire semblent estimer que la prolifération augmente le risque d’une apocalypse nucléaire. Entre 1965 et 1968, ces États négocient le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), entré en vigueur en 1970.

Le TNP témoigne d’un consensus remarquable si l’on considère que la guerre froide était à son paroxysme, après l’écrasement du printemps de Prague par les Soviétiques. Les signataires du TNP sont aujourd’hui au nombre de 191 États parties, dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. Le texte du traité, « considérant les dévastations qu’une guerre nucléaire ferait subir à l’humanité entière » engage les parties à « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ».

Le TNP fut suivi par une série de mesures de contrôle des armements, dont les plus importants furent les accords bilatéraux qui réduisirent substantiellement les arsenaux nucléaires de l’Union soviétique et des États-Unis. Au début des années 1990, l’Afrique du Sud devint le premier pays (et jusqu’à ce jour le seul) à démanteler volontairement son programme et son arsenal d’armes nucléaires. Avec la fin de l’ère de l’apartheid, le gouvernement de F.W. de Klerk, qui cherchait à mettre un terme à l’isolement international du pays, signa, en 1991, le TNP.

À la même époque, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine, devenus des États indépendants, héritaient des armes nucléaires de l’Union soviétique après l’effondrement de celle-ci. Mais ils rendirent bientôt à la Russie leurs arsenaux et rejoignirent le TNP en tant qu’États non dotés de l’arme nucléaire. Comme l’Afrique du Sud, chacun d’eux se soumit aux vérifications de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) garantissant la nature pacifique de leurs activités nucléaires.

Mais, bien sûr, il y eut des exceptions notables à ces évolutions positives. En mai 1998, l’Inde procéda à une série d’essais souterrains d’armes nucléaires, conduisant le Pakistan à faire de même. Et après avoir démontré pour la première fois en 2006 ses capacités nucléaires, la Corée du Nord poursuit son programme nucléaire et procède régulièrement à des essais de missiles balistiques intercontinentaux. Ces trois pays, auxquels il faut ajouter Israël, sont connus pour posséder des armes nucléaires mais restent en dehors du TNP.

Enfin, si le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) fut adopté par l’Assemblée générale des Nations unies, il n’est jamais entré en vigueur, car les principaux États dotés de l’arme nucléaire ne l’ont pas ratifié. Le traité sur l’interdiction des armes nucléaires est quant à lui entré en vigueur en 2021, mais n’a jusqu’à présent reçu le soutien d’aucun État détenteur de l’arme nucléaire.

Le grand démantèlement

À la fin de la guerre froide, entre 1989 et 1991, beaucoup nourrissaient l’espoir de bâtir un nouvel ordre du monde fondé sur la réduction des armes nucléaires, la coopération multilatérale pour la sécurité et le développement et la solidarité face aux menaces communes comme le changement climatique et les pandémies mortelles. Mais ces espérances s’évanouirent bientôt, notamment pour ce qui concernait les armes nucléaires. Les vieilles habitudes – et les instincts de survie, plus vieux encore – ont la vie dure.

Cette brève opportunité de paix fut gâchée, créant les conditions d’une insécurité nucléaire plus vive encore à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. On laissa expirer – ou être dénoncés par leurs signataires – nombre des accords nucléaires qui avaient maintenu la paix en Europe durant des décennies.

Ainsi en 2002, les États-Unis, sous la présidence de George W. Bush se retirèrent-ils du traité sur les missiles antibalistiques, qui limitait depuis 1972 le déploiement de ces systèmes de missiles nucléaires défensifs. Puis, en 2019, l’administration de Donald Trump annonça le retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) – qui depuis 1987 interdisait à la Russie et aux États-Unis de déployer des missiles balistiques et de croisière à lanceur terrestre d’une portée comprise entre 500 et 5 500 kilomètres – arguant de la « continuelle violation du traité » par la Russie. En mars de la même année, la Russie quittait à son tour le FNI. Et en 2020, les États-Unis dénonçaient le traité « Ciel ouvert », imités, l’année suivante, par la Russie. Depuis 2002, cet accord avait permis aux pays signataires de conduire des vols de reconnaissance sur le territoire des uns et des autres pour vérifier le respect des dispositions de non-prolifération nucléaire.

Le démantèlement de cette complexe architecture de sécurité rend certainement le moment actuel plus périlleux encore. Pourtant, ces accords seraient-ils toujours en place, l’œuvre de réorganisation de l’ordre mondial après 1989 n’en serait pas moins inachevée. Le monde né de la fin de la guerre froide souffre de défaillances profondes. En de trop nombreuses occasions, les règles internationales censées interdire l’usage de la force sauf à devoir se défendre soi-même ont été ignorées, les conventions protégeant la souveraineté des États et l’intégrité des frontières ont été transgressées, les droits humains élémentaires, ouvertement violés. Après trente ans de violations, les règles que nous avions espéré mettre en place au lendemain de la guerre froide ont perdu beaucoup de leur pouvoir.

En outre, alors que le multilatéralisme est un impératif dans notre monde interconnecté, il a, lui aussi, été trop souvent tenu pour accessoire et ignoré. Si le Conseil de sécurité « peut imposer des sanctions, voire autoriser l’emploi de la force pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales », il demeure impuissant. Ses capacités d’action sont sans cesse compromises par les divisions parmi les cinq membres permanents disposant d’un droit de veto : la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis, chacun défendant ses propres intérêts et non la paix et la sécurité mondiales. 

Des temps dangereux

Un ordre mondial fragile, partial, qui cumule les exceptions et les inégalités de traitement nous a conduits jusque-là. L’évolution généralement positive qui s’était manifestée des années 1960 aux années 1990 s’est brutalement inversée. Selon la Federation of American Scientists :

« Au contraire de l’inventaire global des armes nucléaires, le nombre de têtes nucléaires dans les stocks militaires mondiaux – qui comprend des têtes nucléaires destinées aux forces opérationnelles – connaît une nouvelle augmentation. Les États-Unis continuent à réduire lentement leur stock nucléaire. La France et Israël ont des inventaires relativement stables. Mais on peut considérer que la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et le Royaume-Uni, ainsi peut-être que la Russie, sont tous en train d’augmenter leurs stocks. »

Comme nous le voyons dans la guerre en Ukraine, les armes nucléaires deviennent une fois de plus des instruments de notre sécurité stratégique. Les neufs États disposant de l’arme nucléaire – la Chine, la France, l’Inde, Israël, la Corée du Nord, le Pakistan, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis – se trouvent donc lancés dans une course frénétique à la modernisation de leurs arsenaux.

Plus alarmant encore, les États disposant de l’arme nucléaire se dotent de nouvelles technologies cyber et d’intelligence artificielle, tout comme de missiles hypersoniques ultrasophistiqués, armes de science-fiction destinées à percer les systèmes de défense existants. Et nombre d’entre eux – dont la Grande-Bretagne et la France – ont relevé l’état d’alerte de leur arme nucléaire, une situation qui augmente les probabilités de lancement d’un missile (que celui-ci soit intentionnel, accidentel ou bien encore le résultat d’une cybermanipulation).

Malgré tous les engagements juridiques pris par le passé, nous vivons encore dans un monde où la sécurité stratégique dépend en dernière instance des armes nucléaires. Paradoxalement, les États disposant de l’arme nucléaire n’hésitent pas à sermonner ceux qui ne la possèdent pas, ou pas encore. Exemple canonique du « faites ce que je vous dis et non ce que je fais ». On espère que l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, dont Trump avait retiré les États-Unis en 2018, sera bientôt sauvé. Mais le double discours qui s’est appliqué n’aura échappé à personne.

J’affirme depuis longtemps que le système actuel, divisé, en matière d’armement nucléaire, entre nantis et démunis, est injuste, dangereux et insoutenable à long terme. Les armes nucléaires sont une menace existentielle n’importe où et partout, quelle que soit la puissance qui les possède. Le monde se partage aujourd’hui entre une large majorité de pays qui veulent éliminer les armes nucléaires et une petite minorité d’États qui en sont dotés et demeurent, avec leurs alliés, attachés au statu quo. Mais si nous ne pouvons réduire l’offre et limiter l’usage des armes nucléaires – comme nous l’avons déjà fait avec les armes chimiques et biologiques –, alors nous devons nous préparer à voir s’ouvrir la boîte de Pandore nucléaire.

Un programme de dénucléarisation

Malgré les risques encourus, les crises d’aujourd’hui pourraient conduire à une issue positive. Alors que la guerre fait suite à la pandémie, il nous faut faire plus que « reconstruire en mieux ». Ce dont nous avons réellement besoin, c’est de construire quelque chose d’entièrement neuf, sur la base de l’égalité. Si les États dotés de l’arme nucléaire sont capables de songer sérieusement à renverser la dangereuse tendance vers la renucléarisation et l’affrontement entre grandes puissances, ils doivent sans attendre prendre plusieurs initiatives.

Premièrement, ils doivent revoir leur position actuelle sur les questions d’armement nucléaire, amorcer une désescalade, abaisser l’état d’alerte de leurs arsenaux et mettre en œuvre des mesures pour prévenir les accidents possibles ou les cyberattaques. Deuxièmement, ils doivent éliminer tout système ou toute procédure permettant qu’une seule personne puisse autoriser une attaque nucléaire. Et troisièmement, ils doivent s’engager à reprendre leurs travaux pour libérer le monde des armes nucléaires – objectif ultime du TNP.

Cela requiert de mettre un terme à l’ordre ancien fondé sur la dissuasion (l’assurance d’une destruction mutuelle). Comme l’avaient admis en 1985 Ronald Reagan, président des États-Unis, et Mikhaïl Gorbatchev, qui dirigeait l’Union soviétique : « Une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être livrée. » Pour débarrasser le monde des armes nucléaires, il faudra prendre des mesures conséquentes afin de faire progresser la cause du désarmement. Il semble évident qu’il faudrait commencer par mettre en application le TICE.

Les États dotés de l’arme nucléaire devraient aussi adopter pour eux-mêmes les maximes de « non-recours en premier » et du « seul but [en l’occurrence de dissuader] », ce qui signifie que les arsenaux existants ne doivent pouvoir servir qu’à la dissuasion (et non de gourdin politique comme Poutine utilise aujourd’hui le sien). Nous devons aussi lancer des négociations sur l’arrêt de la production de matières fissiles, afin d’interdire la constitution de nouveaux stocks d’uranium et de plutonium enrichis pour les armes nucléaires. Et nous devons faire en sorte que les États-Unis et la Russie – qui comptabilisent à eux deux plus de 90 % des quelque 13 000 armes nucléaires réparties sur la planète – reprennent leurs négociations bilatérales sur la réduction des armements. Notre objectif devrait être de construire un système de sécurité collective où les armes nucléaires n’auraient pas leur place.

Enfin, nous devons mobiliser l’opinion publique mondiale, afin de faire peser une plus forte pression sur les pays possédant des armes nucléaires pour que ces derniers s’engagent à les éliminer complètement. L’interdiction totale de possession d’armes nucléaires doit devenir une règle impérieuse du droit international, et la constitution d’arsenaux nucléaires être proscrite à l’égal des génocides. Mais comme nous le montrent l’horreur s’abattant sur l’Ukraine et le péril nucléaire continuel dans lequel elle se trouve, le temps ne joue pas en notre faveur. 

(*) Ancien Directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique(AIEA) de 1997 à 2009, il a reçu le prix Nobel de la paix en 2005 conjointement avec l’organisation qu’il dirigeait. (IR)

Ukraine: tout figurait déjà dans le plan de la Rand Corporation

par Manlio Dinucci

Source : Horizons et débats,

Zurich, 29 mars 2022

Manlio Dinucci analyse une publication d’un groupe de réflexion américain datant d’avril 2019. La Russie l’aura lue – et ne l’aura certainement pas suivie. Elle connaît la stratégie pour l’avoir expérimentée pendant des années – et s’est manifestement orientée différemment. Mais l’étude montre aussi clairement que les stratèges américains ne se soucient pas du bien-être des Ukrainiens – ces derniers étant les pions sur l’échiquier de la géopolitique américaine. On a encore besoin d’eux – ils paieront les pots cassés de cette folie, tout comme le reste de l’Europe, qui se laisse si imprudemment manipuler par l’OTAN. 

Le plan stratégique des Etats-Unis contre la Russie a été élaboré il y a trois ans par la Rand Corporation (Il Manifesto «Rand Corp: comment abattre la Russie» du 21 mai 2019). La Rand Corporation dont le quartier-général siège à Washington, est «une organisation mondiale de recherche qui développe des solutions pour les défis politiques»: elle soutient une armée de 1 800 chercheurs et autres spécialistes recrutés dans 50 pays parlant 75 langues, distribués en bureaux et autres sièges en Amérique du Nord, en Europe, en Australie et dans le Golfe Persique. Le personnel états-unien de la Rand vit et travaille dans plus de 25 pays.
    La Rand Corporation, qui s’auto-qualifie d’«organisation sans profit et non partisane», est officiellement financée par le Pentagone, par les armées de Terre et de l’Air US, par les Agences de sécurité nationale (CIA et autres), par des agences d’autres pays et de puissantes organisations non-gouvernementales.
    La Rand Corp. se vante d’avoir contribué à élaborer la stratégie qui permît aux Etats-Unis de sortir vainqueurs de la Guerre froide, en contraignant l’Union Soviétique à consumer ses propres ressources dans l’exténuante confrontation militaire. De ce modèle s’est inspiré le nouveau plan élaboré en 2019: «Overextending and Unbalancing Russia» (Etendre et déséquilibrer la Russie), soit: contraindre l’adversaire à se surcharger excessivement pour le déstabiliser et l’abattre. Voilà les principales lignes directrices d’attaque tracées dans le plan de la Rand, sur lesquelles les Etats-Unis ont effectivement avancé ces dernières années.
Avant tout, stipule le plan, il faut attaquer la Russie sur son flanc le plus vulnérable, celui de son économie fortement dépendante de l’exportation de gaz et de pétrole: à cet effet on va utiliser les sanctions commerciales et financières et, en même temps, faire en sorte que l’Europe diminue l’importation de gaz russe, en le remplaçant par du gaz naturel liquéfié étasunien.
    Dans le domaine idéologique et informatif, il faut encourager les protestations internes et en même temps miner l’image de la Russie à l’extérieur.
    Dans le domaine militaire il faut opérer pour que les pays européens de l’OTAN augmentent leurs forces dans une démarche antirusse. Les USA peuvent avoir de hautes probabilités de succès et de forts bénéfices, avec des risques modérés, en investissant majoritairement dans des bombardiers stratégiques et des missiles d’attaque à longue portée dirigés contre la Russie. Déployer en Europe de nouveaux missiles nucléaires à portée intermédiaire pointés sur la Russie leur assure de fortes probabilités de succès mais comporte aussi de grands risques. En calibrant chaque option pour obtenir l’effet désiré – conclut la Rand – la Russie finira par payer le prix le plus élevé dans la confrontation avec les USA, mais ceux-ci et leurs alliés devront investir de grosses ressources en les soustrayant à d’autres objectifs.
    Dans le cadre de cette stratégie – prévoyait en 2019 le plan de la Rand Corporation – «fournir des aides létales à l’Ukraine exploiterait le plus grand point de vulnérabilité extérieure de la Russie. Cependant toute augmentation des armes et du conseil militaire fournis par les USA à l’Ukraine devrait être attentivement calibrée afin d’engendrer les coûts pour la Russie sans provoquer un conflit beaucoup plus ample dans lequel la Russie, à cause de la proximité, aurait des avantages significatifs».

C’est justement là – dans ce que la Rand Corporation définissait comme «le plus grand point de vulnérabilité extérieure de la Russie», exploitable en armant l’Ukraine de façon «calibrée pour augmenter les coûts pour la Russie sans provoquer un conflit beaucoup plus ample» – qu’est advenue la rupture. Prise dans l’étau politique, économique et militaire que les USA et l’OTAN resserraient de plus en plus, en ignorant les avertissements répétés et les propositions de négociations de la part de Moscou, la Russie a réagi avec l’opération militaire ayant détruit en Ukraine plus de 2 000 structures militaires réalisées et contrôlées en réalité non pas par les gouvernants de Kiev mais par les commandements des USA et de l’Otan.
    L’article qui, il y a trois ans, rapportait le plan de la Rand Corporation se terminait par ces mots: «Les options prévues par le plan ne sont en réalité que des variantes de la même stratégie de guerre, dont le prix en termes de sacrifices et de risques est payé par nous tous.»
    Nous sommes en train de le payer maintenant, nous les peuples européens, et nous le paierons de plus en plus cher, si nous continuons à être des pions sacrifiés dans la stratégie USA-Otan.

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Le 8 mars 2022, après une brève publication en ligne, le magazine Il Manifesto a également supprimé cet article de son édition papier du jour au lendemain, car j’avais refusé d’obéir à la consigne du «Ministère de la Vérité» d’ouvrir un débat sur la crise ukrainienne. Ainsi prend fin ma longue collaboration avec le journal, dans lequel je publiais depuis plus de dix ans ma chronique «The Art of War». •

(Traduction Horizons et débats)