Coup d’État atlantiste appréhendé en Géorgie

par Jean-Guy Rens

Montréal, 18 mai 2024

Tous les médias occidentaux stigmatisent la nouvelle loi sur le financement étranger des ONG en Géorgie. Les manifestants opposés à la loi sont considérés comme des héros de la démocratie et la loi est décrite comme une copie de la loi russe de 2012 sur les agents de l’étranger. Cette loi impose aux ONG de s’enregistrer auprès du ministère de la Justice en tant qu’« organisations agissant en qualité́ d’agent étranger » dès lors qu’elles reçoivent des fonds étrangers et qu’elles mènent des « activités politiques ».[1]

Personne ne parle du système politique géorgien. Le Parlement a été démocratiquement élu en 2020 et le président en 2018. Le pays est candidat à l’admission dans l’Union européenne et a condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Bref, le pays fait son possible pour être reconnu comme  “occidental”. Pourtant, tout cela est soudain oublié car la Géorgie veut affirmer sa souveraineté.

Que veut le gouvernement géorgien? Tout simplement que toute ONG ou média recevant plus de 20 % de son financement de l’étranger, s’enregistre en tant qu’« organisation promouvant les intérêts d’une puissance étrangère ». L’ONG ne sera pas interdite, mais elle devra déclarer ses sources de financement. C’est ce minimum de transparence que les Occidentaux en chœur considèrent comme une menace contre l’État de droit.[2]

Or, il faut savoir qu’aujourd’hui, plus de 25 000 ONG sont enregistrées en Géorgie. Selon les autorités géorgiennes, 90 % de leur financement provient de l’étranger. Ces ONG reçoivent des fonds de l’USAID, de la Commission européenne ou de la Banque mondiale pour monter des programmes d’éducation, de soins de santé, de réforme judiciaire, de développement rural et même d’infrastructures. Bref, ces ONG se substituent à l’État pour accomplir à sa place les grands tâches régaliennes.

Aucun pays ne tolère cela, à commencer par les États-Unis qui ont depuis 1938 une loi dite Foreign Agents Registration Act (FARA) qui dit exactement la même chose que la nouvelle loi géorgienne[3]. En France, on préfère parler d’ingérence étrangères et on a fait une loi en 2021 pour soumettre toutes les associations cultuelles de déclarer tous les financements étrangers, dès lors que leur montant perçu sur un exercice dépassent 15.300 euros.[4]

Bon, cette loi ne vise que les islamistes. Pour élargir le contrôle des ingérences étrangères, la France prépare actuellement une loi pour mettre en place un registre numérique recensant les « représentants d’intérêts » agissant pour le compte d’un « mandant étranger » [5]. En effet, les acrobaties juridiques qui avaient présidé à l’interdiction des médias russes (Russia Today et Sputnik) étaient quand même tirées par les cheveux[6]. L’actuel projet de loi a été adopté en première lecture par Assemblée nationale en mars 2024 et le Sénat doit l’examiner sous peu.

Quand la Géorgie fait de même, les médias occidentaux écrivent que la législation se rapproche d’une loi russe répressive sur les « agents de l’étranger », d’où son surnom de « loi Poutine ». L’Union européenne va jusqu’à demander « l’abandon du texte, estimant qu’il va à l’encontre du programme de réformes que le pays doit entreprendre pour progresser sur la voie de l’adhésion. »[7] La menace est claire : la Géorgie peut tracer une croix sur son adhésion à l’Union européenne.

Une fois de plus, la machine de propagande occidentale se mobilise pour mettre au pas un gouvernement légalement élu pour soutenir des militants professionnels payés pas des ONG étrangères. Un coup de Maïdan bis est en préparation à Tbilissi.[8] Les médias occidentaux font comme si seuls les manifestants antigouvernementaux étaient légitimes et comme si le gouvernement élu était une marionnette russe… Alors que c’est faux, que tout observateur peut se rendre compte que c’est exactement le contraire qui se passe.

L’ingérence américaine en GéorgieLa dernière année pour laquelle la NED présente une comptabilité publique est 2021. Voici comment la fondation américaine rend compte de ses activités subventionnaires pour la Géorgie (et quelques autres pays voisins) : « Bien que l’Arménie et la Géorgie présentent des opportunités de transition démocratique, le Covid-19, la guerre du Haut-Karabakh et d’âpres luttes politiques en Géorgie ont monopolisé l’agenda politique pendant la majeure partie de l’année 2020. Malgré ces conditions défavorables, les bénéficiaires des subventions de la NED ont mené à bien (…) une réforme constitutionnelle historique en Géorgie, établissant un système électoral plus juste et équitable. Les programmes de la NED ont permis aux citoyens de participer au processus politique et ont encouragé une culture du débat politique. »National Endowment for Democracy (NED), Eurasia.

[1] La Loi sur les agents de l’étranger a été modifiée en 2019 pour couvrir aussi les médias. Andrei Richter, « Les agents étrangers dans le droit russe des médias », Observatoire européen de l’audiovisuel, 2020, 32 pages. – https://rm.coe.int/iris-extra-2020fr-les-agents-etrangers-dans-le-droit-russe-des-medias/1680a0cd09

[2] « Géorgie : que comporte le projet de loi controversé sur l’influence étrangère, adopté au Parlement », Libération, 15 mai 2024. – https://www.liberation.fr/international/europe/georgie-que-comporte-le-projet-de-loi-sur-linfluence-etrangere-adopte-au-parlement-20240514_2WMPBSCRSBFPPJDTILLODLBPQ4/

[3] « Foreign Agents Registration Act », Congrès des États-Unis, mis à jour le 24 janvier 2024. – https://crsreports.congress.gov/product/pdf/IF/IF10499

[4] « La déclaration des financements étrangers du culte », Ministère de l’Intérieurhttps://www.interieur.gouv.fr/archives/actualites/actualites-du-ministere/declaration-des-financements-etrangers-du-culte

[5] « Proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France », Légifrance, mis à jour le 15 mai 2024. – https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000049335132/

[6] Carla Monaco, « Sur quoi se base l’Union européenne pour interdire RT et Sputnik? », Libération, 2 mars 2022. – https://www.liberation.fr/checknews/sur-quoi-se-base-lunion-europeenne-pour-interdire-rt-et-sputnik-20220302_XXHYWOKMPVAR7GXDZHXWPWSSTM/

[7] « Géorgie : que comporte le projet de loi controversé sur l’influence étrangère, adopté au Parlement », idem.

[8] « Georgia 2021 », Published on February 10, 2022 by Zach Evans, National Endowment for Democracy (NED):https://www.ned.org/region/eurasia/georgia-2021/ 

Pourquoi l’Occident ne peut s’en prendre qu’à lui-même pour l’entente russo-chinoise

Alex Lo, South China Morning Post, 18 mai 2024,

Traduction par Jean-Guy Rens

En matière de rivalité entre Washington et Pékin, quelques Américains ont tiré la bonne leçon de l’histoire, mais les autres ne savent pas de quelle leçon il s’agit.

Il y a d’abord eu la rhétorique de l’amitié « sans limites ». Aujourd’hui, c’est « pour les générations à venir ». Tel est ce qu’a déclaré le président Xi Jinping à son homologue russe, Vladimir Poutine, en visite à Pékin, au sujet de l’avenir de leurs deux pays.

Le voyage de M. Poutine à Pékin intervient alors que le vent tourne en faveur de la Russie en Ukraine et que Bruxelles et Washington ne cessent de reprocher à Pékin de « soutenir » la Russie. Or, les deux dirigeants n’ont pas hésité à faire un bras d’honneur à l’Occident.

À quoi s’attendre ? Vous faites de la Russie votre principal ennemi et de la Chine votre « concurrent stratégique », ce qui est la dernière étape avant de la qualifier d’ennemie. Vous dites qu’il s’agit d’un combat pour la démocratie contre l’autocratie. Vous vous êtes engagés dans la guerre la plus destructrice en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et vous menez collectivement une guerre économique totale contre la Chine. Face à tout cela, comment pensez-vous que la Russie et la Chine vont réagir ?

Les responsables politiques américains avaient jadis compris ce dilemme fondamental qui voulait que les États-Unis favorisent tour à tour l’un des deux contre l’autre, sans jamais permettre l’union de deux pays qui, mis ensemble, contrôlent l’ensemble de la masse continentale eurasienne.

En 1972, alors que Richard Nixon et Henry Kissinger travaillaient au rapprochement avec la Chine communiste, les deux dirigeants américains ont eu une conversation nocturne. Kissinger a déclaré : « Je pense que, dans 20 ans, votre successeur, s’il est aussi sage que vous, finira par pencher du côté des Russes contre les Chinois. Cependant, au cours des 15 prochaines années, nous devrons pencher du côté des Chinois contre les Russes. Nous devons jouer sans aucune émotion ce jeu de l’équilibre des pouvoirs. Pour l’instant, nous avons besoin des Chinois pour mettre au pas les Russes et les discipliner. »

Jimmy Carter et Nixon n’avaient rien en commun, mais Zbigniew Brzezinski et Kissinger, leurs conseillers respectifs en matière de sécurité nationale, présentent de nombreuses similitudes. Brzezinski a écrit un jour de manière prémonitoire : « Potentiellement, le scénario le plus dangereux serait une grande coalition de la Chine, de la Russie et peut-être de l’Iran, une coalition anti-hégémonique unie non pas par une idéologie mais par des griefs complémentaires. »

Or voilà que ce que les deux hommes craignaient, s’est réalisé. Tous deux étaient « européens » en matière d’histoire et de realpolitik, contrairement à leurs successeurs néoconservateurs qui entretiennent l’approche anhistorique du « nous pouvons faire ce que nous voulons ».

Brzezinski et Kissinger ont tous deux beaucoup appris d’Otto von Bismarck, ou plus précisément de l’utilisation par ce dernier de ce que l’on appelait le « traité de réassurance » pour isoler Paris et l’empêcher de former une alliance avec Moscou. Ils ont tracé une analogie historique entre l’opposition Chine-Russie soviétique et celle France-Russie tsariste.

Le traité secret était un pilier de la diplomatie de Bismarck qui maintenait l’équilibre des forces et une paix relative en Europe. Une fois Bismarck écarté du pouvoir et le traité tombé en désuétude, la Russie et la France n’ont pas manqué de prendre langue. Leur rapprochement dans les années 1890, écrit George Kennan, est à l’origine du système d’alliance qui a conduit à la première guerre mondiale.

« Car la retraite de Bismarck… a fait disparaître de la scène le dernier grand opposant personnel à une relation militaro-politique plus étroite entre la Russie et la France », écrit Kennan dans The Decline of Bismarck’s European Order. « L’alliance franco-russe de 1894 a été sans conteste l’un des principaux éléments qui a débouché sur la situation fatidique de 1914, et elle a joué un rôle particulièrement important en transformant ce qui n’était au départ qu’une crise balkanique en un conflit impliquant la majeure partie de l’Europe occidentale. »

Aujourd’hui, l’endiguement est à nouveau appliqué à la Chine, avec toutes les conséquences dangereuses que nous pouvons voir devant nous, non seulement pour la Chine et les États-Unis, mais aussi pour le monde entier. Kissinger n’a pas utilisé le terme « endiguement » ; il préférait celui de « détente ». Quel que soit le terme utilisé, il voulait maintenir la séparation entre la Chine et la Russie. Mais qu’en est-il du nouvel endiguement des États-Unis contre la Chine ? Il oblige Moscou et Pékin, et pire encore, Téhéran, à former un ménage à trois.

Certains commentateurs n’exagèrent peut-être pas lorsqu’ils affirment que nous sommes au bord de la troisième guerre mondiale.

Why West has only itself to blame for the Russian-Chinese entente

Alex Lo, South China Morning Post, May 18, 2024

When it comes to Washington-Beijing rivalry, a few Americans learned the right lesson from history but the rest do not know what the lesson is.

First there was the rhetorical “no limits” friendship. Now, it’s “for generations to come”. That’s the latest from President Xi Jinping who signaled to visiting Russian counterpart, Vladimir Putin, about the future of their two nations.

Putin’s trip to Beijing comes as the tide is turning in Russia’s favour in Ukraine, and Brussels and Washington keep blasting Beijing for “supporting” Russia. So, the two leaders give the West the big finger.

What do you expect? You make Russia your biggest enemy and China your “strategic competitor”, which is but one step away from declaring it an enemy. You say it’s a fight for democracy against autocracy. You have committed the most destructive war in Europe since the end of the second world war and collectively wage a full-on economic war on China. When you are doing all that, how do you think Russia and China would react?

American policymakers once understood this basic dilemma which required US adjustment in periodically favouring one against the other, never allowing both to come together, which when combined, dominate the entire Eurasian land mass.

In 1972, when Richard Nixon and Henry Kissinger were working out rapprochement with communist China, the two American leaders had a late-night chat. Kissinger said: “I think in 20 years your successor, if he’s as wise as you, will wind up leaning towards the Russians against the Chinese. For the next 15 years we have to lean towards the Chinese against the Russians. We have to play this balance of power game totally unemotionally. Right now, we need the Chinese to correct the Russians and to discipline the Russians.”

There was nothing in common between Jimmy Carter and Nixon, but there are many similarities between Zbigniew Brzezinski and Kissinger, their respective national security advisers. Brzezinski once wrote presciently: “Potentially, the most dangerous scenario would be a grand coalition of China, Russia, and perhaps Iran, an ‘anti-hegemonic’ coalition united not by ideology but by complementary grievances.”

Of course, what both men feared has now come to pass. Both were “European” in their understanding of history and realpolitik, as opposed to their ahistorical “We can do whatever we like” neoconservative successors.

Both Brzezinski and Kissinger learned deeply from Otto von Bismarck, or more specifically, the latter’s use of what was known as “the reinsurance treaty” to isolate Paris from forming an alliance with Moscow. They modelled their historical analogy of China and Soviet Russia on France and Tsarist Russia.

The secret treaty was a pillar of Bismarck’s diplomacy that kept the balance of power and relative peace in Europe. Once Bismarck was out of power and the treaty was allowed to lapse, Russia and France sought out each other. Their rapprochement in the 1890s, wrote George Kennan, underpinned the alliance system that led to the first world war.

“For Bismarck’s retirement … removed from the scene the last great personal opponent of a closer military-political relationship between Russia and France,” Kennan wrote in The Decline of Bismarck’s European Order. “[A]nd with the lapse of the Reinsurance Treaty there disappeared the last serious formal impediment to such a development … [T]he Franco-Russian alliance of 1894 was without question one of the major components out of which the fateful situation of 1914 was constructed, and of particular importance as a factor causing what began as a Balkan quarrel to grow into a conflict involving most of western Europe.”

Today, containment is again being applied to China, with all the dangerous consequences we can see before us, not only for China and the US, but the whole world. Kissinger didn’t use the term “containment”; he preferred “detente”. But whatever the term, he meant to keep China and Russia apart. But the new US containment against China? It basically forces Moscow and Beijing, and worse, Tehran into a menage a trois.

Some commentators may not be exaggerating when they say we are staring at world war three.

Lettre ouverte demandant aux dirigeants de l’UE de répondre de leur complicité dans le génocide (suivi) 

par l’Institut internationale de Recherches sur la Paix à Genève (GIPRI)

Source : Horizons et débats

Zurich, 9 avril 2024

Le GIPRI, à Genève, souhaite revenir vers vous au sujet de la question d’un cessez-le-feu à Gaza. Nous n’avons reçu aucune réponse de votre part à nos précédentes interventions, dont la plus récente, datée du 15 mars, a déjà été publiée sous forme de lettre ouverte.
    Nous avons pris note de votre condamnation, ces derniers jours, de l’utilisation par Israël de la famine comme arme de guerre, et de votre reconnaissance du fait que les problèmes de famine que nous constatons actuellement à Gaza sont entièrement imputables à l’intervention humaine dans le cadre de la guerre d’agression menée par Israël. Nous saluons cette prise de position, mais ne la jugeons pas encore assez énergique.
    Pourquoi n’y a-t-il toujours aucun appel au cessez-le-feu ? Pourquoi n’y a-t-il aucun recours à des sanctions à l’encontre d’Israël ? Pourquoi ne condamne-t-on pas le massacre de centaines de personnes en quête d’aide humanitaire, assassinées de sang-froid ?
    Il y a deux ans, l’UE s’est empressée de sanctionner la Russie. Les crimes d’Israël sont infiniment plus graves, et pourtant l’UE ne lui demande pas de cesser de violer le droit international.
    Comme l’a récemment fait remarquer notre collègue Josh Paul, «l’Europe avait là une occasion de s’affirmer et de démontrer qu’elle constituait un contrepoids important aux Etats-Unis au sein même de l’Alliance Occidentale élargie. Cette démarche aurait pu être bénéfique à la fois pour cette alliance et pour sortir les Etats-Unis de leur état de stupeur intellectuelle et morale vis-à-vis de la politique à l’égard d’Israël et de la Palestine.
    Hormis quelques exceptions notables (dont l’Irlande, la Belgique, l’Espagne, la Slovénie et la Norvège), nous avons complètement laissé passer cette occasion, et cela, au détriment de chacun d’entre nous.»

    En tant que dirigeants de l’Union européenne, il est de votre devoir d’exiger un cessez-le-feu immédiat, conformément aux obligations qui vous incombent en vertu du Statut de Rome. Le temps ne joue plus en notre faveur, alors que chaque jour, nous apprenons avec horreur que des centaines d’autres civils innocents ont été tués au cours de la nuit. En moins de six mois, ce sont plus de 13000 enfants qui ont été tués, et ce sous votre supervision. Un grand nombre d’autres enfants sont en train de mourir de faim. Combien faudra-t-il encore d’enfants massacrés avant que vous ne réagissiez ? Il ne s’agit même plus de la Palestine. Il s’agit de nous tous. C’est une honte et un déshonneur pour nous tous, citoyens de cette terre, d’avoir permis un tel carnage d’enfants innocents et de n’avoir rien fait pour y mettre un terme. Sachez que notre groupe prépare un projet de communication au Bureau du Procureur de la CPI (conformément à l’article 15 du Statut de la CPI) sur la «Responsabilité des fonctionnaires de l’Union européenne et de certains Etats membres de l’UE dans la complicité de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide commis par les forces armées israéliennes dans la bande de Gaza», en ciblant à ce stade la Présidente von der Leyen. Nous préparons un dossier d’amicus curiae pour soutenir d’autres enquêtes en cours concernant le génocide en cours à Gaza.
    Il semble que la société civile soit à présent dans l’obligation de demander publiquement la démission des fonctionnaires de l’UE et l’ouverture d’une action en justice devant les tribunaux internationaux, uniquement pour rétablir la rectitude morale et l’adhésion aux cadres juridiques internationaux établis.
    Malheureusement, vos politiques inefficaces se sont jusqu’à présent révélées incapables ou peu désireuses d’empêcher un génocide de se produire en temps réel et sous nos yeux. Jusqu’à ce que nous obtenions satisfaction, nous ne cesserons de vous demander des comptes et d’exiger de vous que vous preniez des mesures appropriées et appeliez à un cessez-le-feu immédiat.

Salutations cordiales,

Jonathan O’Connor – Irlande
Gabriel Galice – France
Gilles Emmanuel Jacquet – France
Cristina Cabrejas – Espagne
Soaade Messoudi – Belgique
Guy Mettan – Suisse
Professor Alfred de Zayas – Suisse, USA
Tim Clennon – Suisse, USA
Pierre-Emmanuel Dupont, France

L’Institut International de Recherche sur la Paix de Genève (www.gipri.ch) est une organisation non gouvernementale dotée d’un statut consultatif auprès de l’ONU. Il a été fondé en 1980 par le professeur Roy Adrien Preiswerk, Directeur de l’Institut Universitaire d’Etude du Développement et professeur à l’Institut Universitaire des Hautes Etudes Internationales à Genève.

Seules sont légales les sanctions imposées par le Conseil de sécurité

par Alfred de Zayas,*

Genève, 5 avril 2024

Source : Point de vue suisse

https://www.schweizer-standpunkt.ch/news-detailansicht-fr-recht/les-seules-sanctions-legales-sont-celles-imposees-par-le-conseil-de-securite.html

Le 25 mars dernier, la Russie a convoqué une réunion «selon la formule Arria» sur l’impact des «mesures coercitives unilatérales» [Unilateral Coercive Measures (UCM)] sur la lutte mondiale contre le terrorisme. 

Chacun des membres du Conseil de sécurité de l’ONU a la possibilité de convoquer une réunion informelle selon la formule Arria sur des sujets importants. Celle-ci doit son nom à l’ambassadeur vénézuélien Diego Arria, qui a initié ce type de réunion pour la première fois en 1992.

Outre les membres du Conseil de sécurité, tous les autres membres de l’ONU, les observateurs permanents, les agences de l’ONU, les organisa- tions de la société civile et les médias peuvent participer à ces réunions. 

L’objectif de cette réunion de l’ONU était d’examiner de manière critique l’influence des «me- sures coercitives unilatérales» sur l’aggravation de l’insécurité, la promotion des ressentiments, la radicalisation et l’hostilité parmi les groupes de population concernés ainsi que sur l’entrave à la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme: les partici- pants et les experts présents à l’ONU ont été invités à prendre la parole sur l’impact des UCM sur la souveraineté, le droit international, la stabilité ainsi que les droits de l’homme. 

L’Assemblée des Nations Unies a également invité les rapporteurs spéciaux du «Haut-Commis- sariat aux droits de l’homme» (HCDH), Alena Douhan et Alfred de Zayas, à prendre la parole lors de la session du 25 mars dernier par vidéoconférence. 

Nous documentons ci-dessous le discours complet d’Afred de Zayas

Charte de l’ONU, crédibilité de l’ONU et illégalité des mesures coercitives unilatérales (MCU)

Excellences, chers délégués,

L’illégalité des Mesures coercitives unilatérales (MCU) imposées par certains pays à d’autres Etats, entreprises et individus a été documentée dans des études des Nations Unies qui remontent au rapport novateur de 2000 de la Sous- commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme,1 au rapport de 2012 de la Haut-Commissaire Navi Pillay 2 et à l’Observation générale n° 8 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels. 3 

Des dizaines de résolutions de l’Assemblée générale, dont la dernière date du 19 décembre 2023, et des résolutions du Conseil des droits de l’homme, dont la dernière date du 11 octobre 2023, 5 constatent les violations spécifiques du droit international qu’impliquent les MCU et la menace qu’elles représentent pour la paix et la sécurité internationales. Ces résolutions, adoptées à une large majorité, demandent à tous les Etats d’abroger les MCU. Trente et une résolutions de l’Assemblée générale condamnent l’embargo américain contre Cuba, la dernière datant du 2 novembre 2023.

En dépit de la volonté claire de la majorité mondiale d’abolir les MCU, un certain nombre d’Etats violent ces résolutions en toute impunité et continuent d’imposer des mesures coercitives aux effets intra- et extraterritoriaux illégaux. Le contournement de ces MCU illégales est sanctionné par des peines draconiennes. Cet ordre international basé sur la coercition usurpe les fonctions des Nations Unies et sape son autorité et sa crédibilité. 

Il est important de reconnaître que l’apparence du droit n’est pas le droit, que tout ordre exécutif n’est pas légitime ou ne mérite pas d’être respecté, comme nous le savons depuis Antigone de Sophocle 7 et le jugement du troisième procès de Nuremberg, le procès des Juges 8 nous l’a confirmé. 

De nombreuses lois nazies étaient des «lois», mais seulement de nom. Elles étaient des dik- tats qui allaient à l’encontre de l’essence même du droit. Il en va de même pour les lois euro- péennes et américaines sur l’esclavage et la traite des esclaves, les lois imposées par les puissances coloniales et les lois de l’apartheid. 

Lorsque les lois servent l’hégémonie géopolitique plutôt que la justice, elles portent atteinte à l’Etat de droit lui-même et à ce que nous appelons la civilisation. 9  Loin de se soumettre à de telles mesures illégales, tous les peuples civilisés ont le devoir d’y résister. 

La civilisation exige que les Etats, les individus et les entreprises résistent à la captation de la jurisprudence, à l’instrumentalisation du droit à des fins de pouvoir et d’injustice, y compris par le biais de MCU illégales. 

Il est prouvé que les MCU entraînent de graves violations des droits de l’homme, y compris le droit à la vie, à l’alimentation, à la santé, à l’eau et à l’assainissement. Les MCU ont empêché une action rapide et efficace contre des pandémies telles que la Covid-19, ont aggravé des épidémies de choléra, de poliomyélite et de tuberculose, ont entravé des traitements contre le can- cer qui sauvent des vies et sont responsables de centaines de milliers de décès dans le monde. 10 

Nous assistons à un recul du respect du droit international et de la dignité humaine. Les avocats gouvernementaux devraient conseiller leurs gouvernements sur la meilleure façon de respecter les traités et les normes internationales, et non sur la façon de trouver des failles et de se soustraire aux obligations internationales. 

En dépit des effets mortels des MCU, les juristes gouvernementaux de certains pays les mi- nimisent et tentent ainsi de faire croire à l’opinion publique démocratique que les mesures coercitives unilatérales servent des objectifs légitimes. Il est profondément cynique d’invoquer les droits de l’homme pour justifier des mesures dont il est prouvé qu’elles violent les droits des plus vulnérables. 

Les victimes et les lésés sont ici inversés. La pratique des MCU montre comment les concepts juridiques et le langage ont été corrompus et comment les droits de l’homme sont utilisés comme une arme pour les détruire. La dissonance cognitive devient la nouvelle normalité. Non, le récit d’une prétendue bonne cause est faux. La fin géopolitique ne justifie pas les moyens criminels. 

Le diagnostic est clair:
Les «mesures coercitives unilatérales» provoquent des crises humanitaires, un chaos juri- dique et social et laissent les victimes sans accès à une véritable justice et à des recours lé- gaux. Les mesures coercitives unilatérales sont incompatibles avec les nobles principes de la Charte des Nations Unies 11 et des constitutions de nombreuses organisations des Nations Unies, dont l’UNESCO et l’OMS. 

Evitons donc le piège épistémologique et cessons de qualifier les mesures coercitives unilatérales de «sanctions». Les seules sanctions légales sont celles imposées par le Conseil de sécurité. Toute autre chose constitue un recours illégal à la force et viole la lettre et l’esprit de la Charte des Nations Unies, en particulier l’article 2, paragraphe 4. 

En outre, le mot «sanctions» implique que l’Etat qui les impose a l’autorité morale ou juridique pour le faire. Ce n’est cependant pas le cas, comme le démontrent les rapporteurs spéciaux des Nations Unies Idriss Jazaïry, Aléna Douhan, Michael Fakhri et d’autres. 

Je ne développerai pas davantage notre diagnostic, préférant formuler dès à présent des propositions pragmatiques pour sauver l’ordre international et offrir aux victimes des voies de recours et de réparation. 

Etant donné que certains Etats continuent d’imposer impunément des mesures coercitives unilatérales à un tiers de la population mondiale, je voudrais proposer ce qui suit : 

1) Les organisations des Nations Unies telles que l’OIT, le PNUD, le PNUE, l’UNESCO, l’UNI- CEF et l’OMS collectent, quantifient et évaluent désormais les dommages causés par les MCU. Les évaluations d’impact devraient être largement publiées. 

2) Un observatoire international doit être mis en place afin de documenter l’impact des MCU. Cet observatoire, ou «UCM Watch», devrait être placé sous l’autorité du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et géré par le HCDH, qui tiendrait une base de données et mettrait en place un mécanisme de suivi. 

3) L’Assemblée générale devrait invoquer l’article 96 de la Charte des Nations Unies et saisir la CIJ [Cour internationale de justice] des questions juridiques liées aux MCU afin d’obtenir un avis sur leur illégalité et sur le montant des indemnités à verser aux victimes. La CIJ devrait également examiner si les crises humanitaires et les milliers de morts causés par les MCU constituent des «crimes contre l’humanité» au sens de l’article 7 du Statut de Rome. 

4) Selon l’article 9 de la Convention sur le génocide de 1948,12 les Etats parties devraient soumettre à la CIJ la question de savoir s’il est plausible de considérer comme un géno- cide la création intentionnelle de conditions entraînant la destruction totale ou partielle d’un groupe. L’exigence d’«intentionnalité» peut être déduite de la prévisibilité des décès résultant des MCU. L’arrêt de la CIJ dans l’affaire Bosnie contre Serbie impose une obliga- tion de les prévenir. 13 

5)Il convient de recourir aux procédures de plaintes interétatiques des différents organes de traités des Nations Unies. En vertu de l’article 41 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme est compétent pour examiner les plaintes interétatiques concernant les violations graves des droits de l’homme, y compris le droit à la vie. Comme il n’y a pas de réserve à cet article, la compétence du Comité des droits de l’homme est donnée prima facie. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte in- ternational relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit également des plaintes interétatiques conformément à l’article 10. 14 

6)  Les lois de nombreux pays prévoient une obligation civile de porter secours aux personnes en grand danger de mort. Ces lois sont parfois appelées lois sur l’obligation de sauvetage. 15 Il ne fait aucun doute que les UCM représentent un grand danger pour la vie, et les Etats devraient veiller à ce que les individus et les entreprises relevant de leur juridiction respectent ces lois sur l’assistance et ne se rendent pas complices de crimes UCM. 

7)  Les Etats devraient exercer une protection diplomatique au nom des individus et des entreprises sanctionnés par les Etats qui imposent des MCU. 

    Excellences, 

    Si nous voulons que les institutions, tribunaux et autres mécanismes internationaux fonctionnent correctement, nous devons veiller à ce que toutes les parties reviennent aux buts et principes des Nations Unies. Nous devons échapper au piège épistémologique et rejeter la tentative de déguiser les MCU en «sanctions», ainsi que l’exigence contraire à l’éthique de «respecter» des ordres en réalité totalitaires qui violent l’égalité souveraine des Etats et l’autodétermination des peuples. 

    J’invite toutes les personnes ici présentes à redécouvrir la spiritualité de la Déclaration universelle des droits de l’homme et à veiller à ce que l’autorité et la crédibilité des Nations Unies soient renforcées par le respect des résolutions de l’ONU et non minées par la complicité dans la tolérance des MCU, qui constituent, dans un sens très réel, une rébellion contre la Charte des Nations Unies et impliquent des crimes contre l’humanité. 

    Je vous invite à travailler de manière constructive à la coopération et à la réconciliation sur notre planète commune. 

    Je vous remercie de votre attention. 

    (Traduction «Point de vue Suisse») 

    Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy et a été expert indépendant de l’ONU sur l’ordre international de 2012 à 18. Il est l’auteur de dix livres dont Building a Just World Order, Clarity Press, 2021. 

    Notes

    1 E/CN.4/Sub2/2000/33, https://digitallibrary.un.org/ record/422860 

    2 A/HRC/19/33, https://undocs.org/Home/Mobile? FinalSymbol=A%2FHRC%2F19%2F33&Language=E&Devi- ceType=Desktop&LangRequested=False 

    3 E/C.12/1997/8 

    https://www.un.org/en/ga/78/resolutions.shtml 

    https://www.ohchr.org/en/hr-bodies/hrc/regular-sessions /session54/res-dec-stat 

    https://www.undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol= A%2FRES%2F78%2F7&Language=E&DeviceType=- Desktop&LangRequested=False. Res. 78/7 

    https://classics.mit.edu/Sophocles/antigone.html https://www.archives.gov/files/research/captured- 

    german-records/microfilm/m889.pdf 

    https://iihl.org/the-laws-of-humanity/ https://www.icrc.org/en/doc/assets/files/other/irrc-844- coupland.pdf https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-94-6265- 299-6_3
    Jeffrey Sachs, Le prix de la civilisation, Random House, New York 2011. 

    10 https://cepr.net/images/stories/reports/venezuela- sanctions-2019-04.pdf 

    11 Cf. également les 25 principes de l’ordre international, publiés dans le chapitre 2 de A. de Zayas, Building a Just World Order, Clarity Press, 2021. 

    12 Il n’est pas possible de soumettre des plaintes contre les Etats-Unis en vertu de l’article 9, car les Etats-Unis ont formulé une réserve contre l’article 9 lors de la ratificati- on de la Convention en 1992. Mais il est possible de sou- mettre des plaintes contre le Canada, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et tous les autres pays imposant des MCU et causant des souffrances et des morts dans des pays comme Cuba, le Nicaragua, la Syrie, le Venezuela, le Zimbabwe, etc. 

    13 https://icj-cij.org/case/91 

    14 https://www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/ instruments/optional-protocol-international-covenant- economic-social-and 

    15 https://www.thelaw.com/law/good-samaritan-laws-the- duty-to-help-or-rescue-someone.218/ 

    Porter secours à Gaza en empruntant la voie maritime

    par Gabriel Galice, 

    Président de l’lnstitut international de recherches pour la paix à Genève GIPRI

    Source : Horizons et débats

    Zurich, 12 mars 2024

    Près de 30000 civils palestiniens ont été tués par l’armée israélienne à Gaza, sans compter les personnes demeurées enfouies sous les décombres, les malades et les femmes enceintes décédées faute de soins médicaux, les handicapés à vie, les mutilés opérés sans anesthésie, les enfants kidnappés, les déplacements forcés de populations, les réfugiés qui passent l’hiver dans des abris précaires. Il faut s’attendre à de nouveaux décès à la suite de l’attaque annoncée sur Rafah. Sous couvert de «faire la guerre au Hamas» en riposte aux assassinats du 7 octobre, l’Etat d’Israël viole le droit international, notamment, selon les Conventions de Genève, le droit humanitaire international qui prescrit la protection des civils.


        Sans même attendre que soient rendus les jugements de la Cour pénale internationale (CPI) et de la Cour internationale de justice (CIJ), qui a été saisie par plusieurs Etats ou organisations, la communauté internationale se doit de faire respecter le droit et d’assurer la protection de la population de Gaza par des mesures concrètes.


        Le mardi 20 février 2024 au Conseil de sécurité des Nations unies, les Etats-Unis d’Amérique, donnant ainsi le feu vert à la poursuite des massacres, ont opposé leur troisième veto à un projet porté par l’Algérie et appelant les belligérants à une trêve humanitaire. En poursuivant ses opérations militaires arbitraires, l’Etat d’Israël fait fi de la décision prise le par la CIJ le 26 janvier 2024 au sujet de la prévention et la pénalisation du génocide dans la bande de Gaza.


        En 2011, du fait de tueries en grande partie fictives, le Conseil de sécurité a invoqué l’obligation de «protection» dans le but de prévenir la violence contre la Libye. En 2016, la Chambre des communes britannique a porté un jugement très critique sur les conditions et les conséquences de cette intervention militaire. Dans le cas de Gaza, où se situe «l’obligation de protection»?

    La communauté internationale cautionne les massacres en refusant d’assumer ses responsabilités. Il faudrait de toute urgence qu’un groupe d’Etats prenne les siennes. Pour y parvenir, le moyen le plus simple serait de mettre fin au blocus maritime (juridiquement une «mesure coercitive unilatérale») de la bande de Gaza, illégal et pris en dehors de l’article 41 de la Charte des Nations unies.


        Sur ce thème des «sanctions», le GIPRI a tenu un colloque dont on trouvera l’écho dans son cahier numéro 12. Il est clair que les protestations et les remontrances ne sont d’aucune utilité. Il serait plus judicieux qu’un collectif d’Etats envoie vers Gaza des navires-hôpitaux, des porte-hélicoptères et des cargos de ravitaillement tout en faisant assurer la protection de cette flottille humanitaire par des forces navales et aériennes. Alors que plusieurs pays parviennent à déployer leur marine de guerre en mer Rouge afin de garantir la libre circulation des marchandises, il ne se trouverait pas un seul pays capable de protéger des milliers de vies humaines à Gaza?


        L’Allemagne a dépêché sa frégate Hessen en mer Rouge et annoncé un prochain ravitaillement pour Gaza. Mais comment les autorités allemandes peuvent-elles être sûres qu’Israël autorisera le transfert de de cette aide humanitaire jusqu’à ses destinataires? D’autant plus que cette autorisation est conditionnée par un embargo que les pays en question devraient appliquer à toute livraison d’armes aux belligérants à Gaza.


        Par leur passivité, les Etats se retrouvent complices des massacres perpétrés à Gaza, qu’il s’agisse ou non d’un génocide. Dans la mesure où la complicité de ces pays s’étend à leur population, il incombe à leurs citoyens de faire pression sur les décideurs politiques pour qu’ils mettent un terme à ces massacres.

    (Traduction Horizons et débats)

    La « cobelligérance »ou quand un État devient-il partie à un conflit armé ? 

    par Julia Grignon 

    6 mai 2022

    Source IRSEM 

    Institut de recherche stratégique de l’École militaire

    Nous reproduisons ci-après l’article d’une spécialiste du droit des conflits armés publié par l’IRSEM le 6 mai 2024. Dans sa conclusion, reproduite ci-après en caractères gras italiques, il apparaîtrait que les envois de matériel militaire opérés jusqu’alors par les Etats occidentaux ne font pas d’eux des belligérants. Toutefois l’Etat dont l’intervention correspondrait à l’un ou à plusieurs des paragraphes que nous reproduisons ci-après en caractères gras droits (non italiques) ferait par là-même acte de belligérance. Sa population serait dès lors exposé au pire.

    Est-ce bien le propos du Président de la République française ?

    Ivo Rens, Professeur honoraire de l’Université de Genève

    Bien que la notion de « cobelligérance » ne soit pas consacrée en droit des conflits armés, elle pose la question du moment, ou du seuil, à partir duquel le soutien apporté par un ou des État(s) à un autre dans sa lutte contre un ennemi commun en font une ou des partie(s) à ce conflit armé. Dans le cas de la guerre en Ukraine, le soutien apporté par un grand nombre d’États à Kyiv, notamment au travers de la livraison d’armes, ne fait pas de ces États des « cobelligérants ». 

    Dès les tout premiers moments de l’offensive russe menée sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine à partir du 24 février, un certain nombre d’États a apporté son soutien à l’Ukraine. Celui-ci s’est organisé rapidement et a pris, et continue de prendre, plusieurs formes. Il se traduit notamment par la livraison d’armes à l’Ukraine ou par l’entraînement de certains des membres de ses forces armées à l’utilisation de certains armements, mais aussi par la fourniture de renseignements. Ce soutien suscite un certain nombre d’interrogations. Celles-ci sont de plusieurs ordres : politique, stratégique, économique mais aussi juridique. Quant à l’aspect juridique, celui-ci se décline lui-même de différentes manières. Et si l’on s’en tient aux aspects liés uniquement au droit international, là encore trois corpus au moins peuvent être mobilisés : le droit au recours à la force tel qu’encadré par la Charte des Nations unies, le droit des conflits armés dont le socle fondamental est constitué des quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 et le droit de la neutralité tel que décrit dans les Conventions de La Haye de 1907. Aucun de ces corpus n’apporte de réponse définitivement tranchée et, au fond, si c’est bien une réponse juridique qui est recherchée face au com- portement de certains États qui souhaitent apporter leur soutien aux troupes ukrainiennes afin qu’elles prennent l’ascendant sur les troupes russes, cette question est en réalité éminemment politique. Quoi qu’il en soit, cette brève a pour but d’éclairer la manière dont le droit des conflits armés appréhende cette question. 

    Comme son nom l’indique, le droit des conflits armés a vocation à s’appliquer pendant les conflits armés et prévoit des obligations que doivent respecter les « parties au conflit ». Afin de fixer ses conditions d’application ces expressions doivent donc trouver une définition. Les textes eux-mêmes ne le donnent pas. L’article 2 commun aux quatre Conventions de Genève prévoit simplement que celles-ci s’appliqueront « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles » ainsi que « dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire ». Quant à l’article 3 commun il énonce qu’en « cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins » un certain nombre de dispositions qu’il énumère ensuite limitativement. Sont ainsi posées les deux situa- tions dans lesquelles le droit des conflits armés s’applique : le conflit armé international, c’est-à-dire le conflit armé entre États tel que le connaît l’Ukraine, et le conflit armé non international, c’est-à-dire entre un État et un ou des groupe(s) armé(s), ou entre des groupes armés entre eux. Cela ne dit rien toutefois, ni du moment à partir duquel on peut considérer qu’un État est partie à un conflit armé, ni des hypothèses de participation à un conflit armé préexistant, que l’on désigne parfois par le terme de « cobelligérance » – un terme qui n’est donc pas consacré par le droit des conflits armés. À défaut de textes explicites, la doctrine et la jurisprudence apportent des éclairages utiles. 

    En ce qui concerne l’initiation d’un conflit armé entre États, sa qualification repose sur un constat factuel : dès lors qu’un ou plusieurs État(s) utilise(nt) la force armée :

    • tout engagement militaire direct dans les hostilités de manière collective, c’est-à-dire à la suite d’une décision prise par les organes de l’État ; 

    • tout engagement militaire indirect qui consisterait en une participation à la planification et à la supervision des opérations militaires d’un autre État ; ou 

    • la mise à disposition de ses propres bases militaires pour permettre à des troupes étrangères de pénétrer sur le territoire de l’État en conflit (hypothèse du Bélarus), ou la mise à disposition de ses bases aériennes pour permettre le décollage d’avions qui iraient bombarder des troupes se trouvant sur ce territoire, ou mettre en œuvre une zone d’exclusion aérienne, par exemple. 

    Tel que mentionné d’emblée, ces conclusions ne sont propres qu’à éclairer les conditions d’application du droit des conflits armés. Elles permettent de fixer à quelles obligations les États sont soumis dans la conduite des hostilités et lorsque des individus tombent en leur pouvoir. Elles ne prédéterminent donc pas quelles pourraient être les conclusions quant à la licéité d’un tel soutien au regard du droit au recours à la force ou quant à une éventuelle rupture de la neutralité. Sur ces questions on pourra utile- ment se rapporter à cette analyse en lien avec l’Ukraine. 

    Malgré la persistance d’un certain flou autour de ce que recouvre et implique la « cobelligérance », qui peut en outre s’appréhender sous plusieurs angles différents en droit international, il convient de retenir que le soutien apporté par un grand nombre d’États à l’Ukraine, notamment au travers de la livraison d’armes ou d’un soutien économique – et bien qu’il prenne de plus en plus d’am pleur – n’est pas de nature à faire de ces États des parties au conflit armé qui l’oppose à la Russie. 

    Professeure agrégée de la faculté de droit de l’Université Laval (Canada) et docteure de l’Université de Genève (Suisse), Julia Grignon est chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM. 

    Contact : julia.grignon@irsem.fr 

    Gaza : l’invasion de Rafah par l’armée israélienne pourrait conduire à des crimes de guerre, prévient l’ONU

    6 février 2024 

    Source : https://news.un.org/fr/story/2024/02/1142922

    Toute mesure prise par Israël pour étendre son invasion de Gaza à la ville de Rafah, dans le sud de l’enclave palestinienne, extrêmement surpeuplée, pourrait conduire à des crimes de guerre qui doivent être évités à tout prix, a déclaré mardi le Bureau de coordination de l’aide humanitaire de l’ONU, OCHA.

    « Nous, en tant qu’ONU et États membres de l’ONU, pouvons en témoigner », a déclaré un porte-parole d’OCHA, Jens Laerke, aux journalistes à Genève. « Nous pouvons préciser ce que dit la loi… Selon le droit international humanitaire, les bombardements aveugles de zones densément peuplées peuvent constituer des crimes de guerre ».

    Cet avertissement a été lancé alors que l’OCHA a signalé une « augmentation des frappes » par l’armée israélienne dans le gouvernorat de Rafah dimanche et lundi. Dans le même temps, des milliers de Gazaouis continuent d’affluer vers Rafah, dont beaucoup ont fui les intenses combats à Khan Younis.

    Le résultat de cet exode est que la population de Rafah a quintuplé depuis que la guerre a éclaté dans l’enclave le 7 octobre, en réponse aux attaques sanglantes perpétrées par le Hamas dans le sud d’Israël qui ont fait quelque 1.200 morts et plus de 250 personnes prises en otage.

    « Pour être clair, l’intensification des hostilités à Rafah dans ce contexte pourrait entraîner des pertes de vies civiles à grande échelle et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter cela », a dit M. Laerke.

    Plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice

    Interview avec le Professeur Alfred de Zayas*, Dr. en droit et en philosophie

    Source : 

    Horizons et débats, Zurich, 30 janvier 2024.

    Horizons et débats: La République d’Afrique du Sud a déposé une plainte de 84 pages contre l’Etat d’Israël auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye. Cette requête contient également une demande en indication de mesures conservatoires contre l’Etat d’Israël. Le 11 janvier, l’Afrique du Sud a présenté sa plainte devant la Cour. Avec sa demande de mesures conservatoires (ordonnance provisoire), l’Afrique du Sud veut obtenir qu’Israël mette immédiatement fin à la guerre contre les Palestiniens. L’Afrique du Sud reproche à Israël de poursuivre des intentions génocidaires avec sa guerre. Quelle est votre impression sur la plainte et l’exposé de l’Afrique du Sud devant le tribunal? Comment jugez-vous la signification juridique et politique de cette plainte?


    Alfred de Zayas: Le mémoire juridique déposé par l’Afrique du Sud est convaincant. La compétence a été établie conformément à l’article 9 de la Convention sur le génocide et l’Afrique du Sud documente de manière détaillée la manière dont Israël a violé l’article II, paragraphes a), b) et c): 

    «[…] le génocide s’entend si l’un des quelconques actes suivants est commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:

    a) Meurtre de membres du groupe; 
    b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; 
    c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle».

    L’Afrique du Sud a présenté des preuves qui démontrent qu’Israël a commis tous ces crimes. La question clé est celle de l’«intention», et les pages 59-67 du mémoire sud-africain documentent soigneusement cette intention à travers les paroles de Benjamin Netanyahu, de ses ministres et de ses généraux. Il n’y a vraiment pas d’échappatoire au constat d’un génocide. Agir autrement reviendrait à ignorer le texte de la Convention. Ce serait se moquer du but et de la finalité de la Convention. En outre, la Cour internationale de justice (CIJ) est liée par ses propres précédents.
        L’action d’Israël à Gaza est sans aucun doute bien plus cruelle que le massacre unique de Srebrenica en 1995, qui avait déjà été qualifié de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et par le Tribunal international lui-même. Israël a définitivement franchi une limite. Le seuil entre le crime contre l’humanité et le génocide a été franchi.
        La CIJ est liée par ses propres précédents et ne peut pas faire marche arrière dans cette affaire. Si elle le faisait, elle perdrait toute autorité et toute crédibilité. Il s’agit d’un moment décisif pour la CIJ.

    Israël a répliqué le 12 janvier devant la CIJ, rejetant toutes les accusations et tentant au contraire de mettre le Hamas et également l’Afrique du Sud sur le banc des accusés. Comment jugez-vous la prise de position d’Israël?


    Le cynisme de la réponse israélienne est effrayant. Nous savons que les avocats sont formés à «réinterpréter» le droit, à trouver des failles dans les contrats et à tenter de se soustraire à leurs obligations. Mais là, nous assistons à une destruction délibérée du langage, à une déformation de la réalité et à une inversion de la vérité. Au sens propre du terme, cela représente une insulte à l’intelligence des 15 juges de la CIJ. Le message envoyé au monde n’est pas le bon.

    Sur la base de votre longue expérience en tant que spécialiste du droit international et initié aux Organisations internationales, à quel verdict vous attendez-vous ? 


    La CIJ n’a pas d’autre choix que de prononcer l’injonction, et elle devrait le faire le plus rapidement possible, car chaque jour qui passe signifie la poursuite du génocide. La CIJ doit constater que les dispositions de l’article II a), b), c) ont été violées par Israël. C’est une décision difficile, mais Israël l’a imposée à la CIJ et à sa propre nation. Une telle constatation entraîne l’établissement de la responsabilité civile et pénale. Israël va devoir payer d’importantes réparations aux Palestiniens. Mais je ne me ferais pas trop d’illusions. Israël a fait l’expérience d’ignorer impunément les décisions de l’ONU parce qu’il bénéficie du soutien inconditionnel de toutes les administrations américaines. Je n’entends pas par là le soutien du peuple américain, mais uniquement celui des présidents, sénateurs et membres du Congrès soi-disant démocrates, qui sont au service d’une poursuite de l’impérialisme et du colonialisme.

    Israël a déjà annoncé qu’il n’accepterait aucun jugement allant à l’encontre de la poursuite de sa guerre. Un jugement de la CIJ peut-il malgré tout avoir des conséquences? Comment la communauté internationale réagirait-elle à un jugement contre Israël ? 


    Un jugement de la CIJ contre Israël signifierait une perte de prestige considérable non seulement pour Israël, mais aussi pour les Etats-Unis et tous les pays qui n’ont pas condamné le génocide israélien contre les Palestiniens. En fournissant des armes à Israël, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont participé au génocide conformément à l’article III e) de la Convention.
        Un jugement de la CIJ contre Israël devrait également déclencher une résolution de l’envergure de celle intitulée «Union pour le maintien de la paix»1 de l’Assemblée générale de l’ONU et un boycott international d’Israël. Bien entendu, le Conseil de sécurité reste bloqué par les Etats-Unis, qui ont déjà bloqué par le passé quelque 80 résolutions avec leur veto, afin de protéger Israël des conséquences de ses actes illégaux. J’imagine que des dizaines de pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie boycotteraient l’ensemble des échanges commerciaux avec Israël.
        Les crimes d’Israël justifient clairement l’activation de la doctrine de la «responsabilité de protéger» (R2P), telle qu’elle est définie dans la Résolution 60/1 de l’Assemblée générale du 24 octobre 20052, aux paragraphes 138 et 139. Toutefois, jusqu’à présent la R2P n’a été invoquée que contre les opposants à «l’Occident collectif». Ce serait la première fois qu’elle pourrait être utilisée contre un Etat allié de l’Occident.

    Israël ne peut mener cette guerre que parce qu’il est soutenu politiquement, financièrement et militairement par des Etats occidentaux, notamment les Etats-Unis et l’Allemagne. Voyez-vous des signes indiquant que les Etats qui soutiennent Israël vont corriger leur politique après un jugement de la CIJ contre Israël?


    Non, du moins pas encore. Le syndrome humain du manque de discernement, de la réticence à accepter que l’on a tort, est plus fort que le bon sens. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne, en particulier l’Allemagne, sortiront de ce dilemme avec une grande perte de prestige aux yeux de la majorité globale dans le monde.

    La société civile peut-elle faire quelque chose pour mettre fin à la guerre au Proche-Orient?


    Oui, des millions de personnes devraient descendre dans les rues de Berlin, Francfort, Zurich, Genève, Paris, Lyon, Londres, Manchester, Amsterdam, La Haye, Rome, Milan, Copenhague, Oslo, Stockholm pour exiger un cessez-le-feu immédiat. Des millions de personnes devraient exiger de leurs gouvernements «élus démocratiquement» qu’ils mettent fin au massacre.
        Le silence n’est pas une option. Qui tacet consentire videtur (celui qui se tait consent). Même la jurisprudence de la Cour internationale de justice dans l’affaire de génocide Bosnie contre Serbie de 19963 a clairement établi qu’il existe une obligation erga omnes de prévenir le génocide. Et l’article III c) interdit l’incitation au génocide, dont nos médias se sont rendus coupables dans leur couverture déformée du génocide palestinien, dans leur apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Les jugements du Tribunal pénal international pour le Rwanda4 font référence en matière de responsabilité pénale des hommes politiques et des journalistes coupables d’incitation, également interdite par l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
        L’article III de la Convention sur le génocide rend les gouvernements des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni complices du génocide. La société civile doit le savoir et agir en conséquence. L’article III stipule: «Seront punis les actes suivants: a) le génocide; b) l’entente en vue de commettre le génocide; c) l’incitation directe et publique à commettre le génocide; d) la tentative de génocide; e) la complicité dans le génocide.»

    Merci beaucoup, Monsieur le Professeur, de cette interview. •

    1 La résolution 377 (V), adoptée le 7 octobre 1950, dispose que l’Assemblée générale peut agir si, faute d’unanimité des membres permanents, le Conseil de sécurité des Nations Unies n’assume pas sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales. https://www.un.org/en/sc/repertoire/otherdocs/GAres377A(v).pdf 
    2https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2FRES%2F60%2F1&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False 
    3https://icj-cij.org/case/91 
    4https://unictr.irmct.org/en/news/historic-judgement-finds-akayesu-guilty-genocide ; https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/article/incitement-to-genocide-in-international-law 

    Voir aussi un article très instruisant par Richard Falk, expert renommé du droit international; https://www.counterpunch.org/2024/01/22/western-media-bias-israeli-apologetics-and-ongoing-genocide/ 

    (Traduction: Horizons et débats)


    Alfred-Maurice de Zayas est un ancien expert indépendant des Nations Unies pour la promotion d’un ordre international démocratique et équitable (2012–2018), juriste principal au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, secrétaire au Comité des droits de l’homme des Nations Unies et chef de la division des pétitions. De Zayas a grandi à Chicago, a étudié l’histoire et le droit, a obtenu le titre de J.D. de la Harvard Law School et a obtenu un doctorat en histoire moderne à l’Université de Göttingen. Il est l’auteur de 13 livres, dont Building a Just World Order (2021), Countering Mainstream Narratives: Fake News, Fake Law, Fake Freedom (2022) et The Human Rights Industry (2023) (tous publiés chez claritypress.com). En 2022, il a reçu l’International Book Award dans la catégorie Droit pour son livre Building a Just World Order.

    Le suicide de l’Occident et la revanche du Sud-Orient (II)

    Guy Mettan, journaliste indépendant 

    Genève, janvier 2024

    « Dans les pays arabes, plus personne n’écoute ce que disent les Occidentaux », me dit cet ami algérien. Il aurait pu ajouter : dans les pays asiatiques, africains et latino-américains non plus. L’effondrement moral et le narcissisme médiatique leur ont fait perdre tout crédit. Dans son dernier livre (La défaite de l’Occident, Gallimard), Emmanuel Todd en donne les raisons historiques et matérielles. L’Occident est en train d’imploser, de s’effondrer sur lui-même, de se vider de l’intérieur pour s’abimer dans le vide, fasciné qu’il est par le nihilisme.

    La guerre en Ukraine en est un exemple : la Russie va gagner cette guerre parce qu’elle se bat chez elle et pour elle. C’est une démocratie autoritaire certes (qui applique la décision de la majorité sans égard pour les minorités) mais dont l’économie et la société sont stables, voire en progrès comme en témoignent sa résilience agricole et industrielle, sa production annuelle d’ingénieurs et l’amélioration constante de son espérance de vie, supérieures à celles des Etats-Unis malgré les différences de population. Nous en avons parlé plusieurs fois dans ces colonnes.

    L’Ukraine, pays meurtri par Staline mais cajolé par le pouvoir communiste après 1945, s’est révélée incapable de construire un Etat stable après 1991. Elle n’a jamais réussi à se libérer de la tutelle des oligarques et de la corruption. Peu à peu, le pouvoir a été accaparé par la minorité ultranationaliste de l’Ouest (les « néo-nazis » dans la terminologie russe) et l’anarcho-militarisme du Centre suite à l’émigration massive des élites russophones et russophiles de l’Est après 2014. Ces nouvelles élites se sont gardées de le développer et d’y implanter une vraie démocratie puisque les partis d’opposition, les syndicats et les médias critiques y ont été interdits. Aujourd’hui radicalisé, le régime de Zelenski vit désormais sous perfusion et sans autre projet que sa haine de la Russie.

    L’Europe de l’Est a suivi le même schéma, la guerre en moins. Les anciennes élites communistes ont passé avec armes et bagages dans le camp libéral. Elles ont juste changé de maitre, troquant Moscou et ses roubles contre les euros et les dollars de Berlin, Bruxelles et Washington. L’ami d’hier est devenu le nouvel ennemi tandis que les pays de la région se dépeuplaient pour approvisionner en main d’œuvre pas chère les usines allemandes et que leurs gouvernements prenaient leurs ordres et s’achetaient des appartements à Londres et à Washington. Seule exception : la Hongrie qui, après avoir lutté sans répit pour sa souveraineté contre les Turcs, les Autrichiens puis les Soviétiques, tient à la préserver contre les diktats de Bruxelles.

    Quant à l’Europe occidentale, dans le sillage des Etats-Unis, elle est à la fois victime de sa dérive oligarchique – ses élites ont fait sécession avec leur peuple – et de la chute finale du protestantisme, garant de hautes exigences éducatives et d’une éthique du travail désormais disparues dans les poubelles de l’histoire. N’y comptent plus que la cupidité, les profits à court terme, l’image et la comm. La démographie est en berne, la démocratie en crise, l’industrie allemande en récession, l’endettement en expansion, la défense en jachère, le projet politique européen en voie d’extinction. Le moteur allemand est en train de caler, la diplomatie d’équilibre française s’effiloche tandis que le Titanic anglais est en train de sombrer après avoir raté le sursaut espéré du Brexit et confié les rênes de son destin à ses anciens colonisés, tels Kwazi Kharteng, Sadik Khan, Rishi Sunak ou Humza Yousaf. Mais personne ne prête attention, les orchestres européens ayant mis la sono à fond pour cacher le naufrage. 

    Quant à la Scandinavie, après des siècles de pacifisme et de progressisme raisonnables, elle a soudain basculé du féminisme militant au bellicisme militaire, grâce à une kyrielle de premières ministres pour qui cette évolution semblait aller de soi.

    Quant aux Etats-Unis, ils sont entrés dans un processus de décadence aussi durable qu’irréversible. Leur niveau éducatif s’effondre. Ils doivent importer des ingénieurs et des scientifiques par dizaines de milliers. L’espérance de vie chute tandis que la mortalité infantile augmente et qu’explosent les dépenses de santé, pourtant les plus élevées du monde, l’obésité, les fusillades de masse et les prisons. La démocratie s’étiole, elle est contestée tantôt par les Démocrates (qui ont refusé l’élection de Trump et tenté de le renverser deux fois par impeachment) tantôt par les Républicains (qui ont cherché à nier la victoire de Biden). La méritocratie protestante WASP a cédé la place à une oligarchie néolibérale, plus bigarrée mais sans attache ni patrie. L’économie, une fois dégonflée de ses bullshit jobs archi bien payés – avocats, communicants, lobbyistes, publicitaires, assureurs, financiers, économistes – produit peu de biens réels et vit à crédit en imprimant des dollars et en important massivement marchandises, services et capital humain au prix d’un endettement qui se calcule en trillions de dollars.

    Pire que tout : l’Amérique n’a plus de vision, de culture, d’intelligence collective. Elle saute d’une mode à l’autre (aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle), d’une guerre à l’autre, d’une innovation futile à une autre, de l’hystérie antirusse à l’obsession chinoise, en se persuadant que les réseaux sociaux et la traque aux fake news vont la sauver. 

    Marqueur de ce nihilisme ? Le wokisme transgenriste. Todd date la fin du protestantisme – et du catholicisme depuis que le Saint-Siège autorise les prêtres à bénir les couples de même sexe – et le début de l’ère nihiliste à l’adoption du mariage pour tous et du droit de changer de sexe à volonté. Quand un homme peut être une femme et une femme un homme indépendamment de son sexe biologique et que cette possibilité devient l’idéologie dominante, il y a rupture anthropologique avec le reste du monde, qui pense que l’Occident est devenu fou.

    Voilà l’essentiel des thèses de Todd, interprétées librement et cum grano salis. Reste à savoir si elles sont exactes et quelles en seront les conséquences. On ne tardera pas à le savoir, notamment à l’issue du conflit en Ukraine, qui permettra d’y voir plus clair.

    En attendant, il est permis d’éclairer ce constat à l’aide de l’histoire, et même de la fiction cinématographique. Après tout, la saga de la Guerre des Etoiles de Georges Lucas n’est-elle pas une métaphore de la mutation de la république américaine en empire planétaire autoritaire ? Une république galactique corrompue se transforme en empire tyrannique à la faveur d’un coup d’Etat de ses élites dirigeantes appuyées par une Fédération du commerce avide de nouveaux marchés planétaires. L’oligarchie a pris le pouvoir. Les formes de la démocratie – institutions, sénateurs, consuls – sont conservées, mais pas son esprit. Un empereur sans visage – pensez aux gnomes de Davos ânonnant le catéchisme globaliste – dirige l’ensemble d’une main de fer grâce à un militarisme exacerbé et des légions de clones qui exécutent docilement le programme, tandis qu’une poignée de rebelles un peu farfelus assistée de quelques preux chevaliers Jedi tentent de restaurer le côté lumineux de la Force. Cinquante ans après le premier film, comment ne pas y voir une allégorie de l’évolution des Etats-Unis ?

    La république romaine et sa transformation en empire oligarchique et autocratique n’a-t-elle pas suivi le même chemin malgré les tentatives de Cicéron pour s’y opposer ? La religion civique et les forces démocratiques s’effondrant sous la pression des oligarchies enrichies par la conquête incessante de nouveaux marchés en Grèce, Gaule, Asie Mineure et Afrique du Nord, ont dû céder la place à des élites globales sans foi ni loi. Les valeurs traditionnelles, celles de l’austère paysan-soldat latin, se sont effacées au profit de la cupidité, de la prévarication, du clientélisme politique et de luttes fratricides entre populistes plébéiens de type Marius ou César et oligarques sénatoriaux de type Sylla et Lépide. Jusqu’à ce qu’un tyran ambitieux et inspiré restaure durablement l’autorité par la force des armes et une habileté à sauver les apparences en prétendant n’être qu’un modeste primus inter pares.

    Ici aussi, les formes républicaines, élections sénatoriales et des tribuns de la plèbe, séances du Sénat, consuls et licteurs, ont subsisté. Mais le pouvoir réel s’est concentré dans les mains d’un seul, un empereur soutenu par une fine couche de patriciens qui contrôlaient les finances, le commerce, les grands domaines fonciers et même la perception des impôts tandis que des guerres incessantes étaient menées contre des ennemis extérieurs décrits comme barbares. On pense ici aux figures honnies de Poutine et Xi Jinping. 

    (Pour plus de détails, voir mon livre « Le continent perdu » (Syrtes, 2019) et ma contribution « The Global World and the New Western Empire » (The 17th International Likhachov Scientific Conference, Saint-Petersburg, May 18-20, 2017).

    Citons enfin un dernier historien, américain et contemporain, Paul Kennedy, qui avait analysé les causes de la « naissance et du déclin des grandes puissances ». A l’occasion d’une mise à jour publiée dans The New Statesman à l’occasion du 30e anniversaire de la parution de son livre, il vient réexaminer les dilemmes qui se posent à toute puissance hégémonique menacée de surextension impériale alors qu’elle est en déclin relatif, comme c’est le cas des Etats-Unis. Washington n’a plus que deux options : concentrer ses ressources, ce qui revient à offrir moins de garanties à moins de gens, ou renforcer sa crédibilité auprès de son large cercle d’affidés, ce qui revient « à constater que le système actuel n’est plus viable et qu’il faudrait investir beaucoup plus dans la sécurité nationale ». Dixit l’ancien secrétaire américain au Trésor Larry Summers à Bloomberg TV. 

    Biden préfère esquiver ce choix difficile en renonçant à la fois à réduire ses engagements et à dépenser suffisamment pour les respecter. Problème : les 886 milliards de dollars du budget de la défense 2024 sont très insuffisants pour remplir cet objectif malgré leur taille colossale. Trump préconise la stratégie inverse : un repli stratégique sur des objectifs défendables et donc limités aux alliés indispensables. D’où sa réticence vis à vis de l’OTAN et de la poursuite de la guerre en Ukraine, et son intérêt à trouver un accommodement avec la Russie. 

    Pour Paul Kennedy, la messe est dite : les Etats-Unis n’ont plus les moyens politiques et économiques de doubler ou tripler leurs dépenses militaires pour satisfaire 50 alliés à la fois et se battre sur trois fronts en même temps, Ukraine, Israël et Taiwan ou Corée si un conflit ouvert devait s’ouvrir dans le Pacifique. A l’avenir, « la couverture de sécurité américaine sera plus étroite, plus petite, limitée à ces endroits bien connus tels que l’OTAN-Europe, le Japon, l’Australie, Israël, la Corée, peut-être Taïwan, et pas grand-chose d’autre », tranche Kennedy.

    A titre personnel, je rajouterai que l’histoire a connu un tel précédent, celui de l’empire romain d’Orient. Constatant l’incapacité de l’empire romain à se battre sur tous les fronts en même temps, l’empereur Constantin avait pris la décision d’abandonner Rome pour se replier sur Constantinople. La partie occidentale s’est effondrée, au terme d’un processus qui aura tout de même duré un siècle et demi. Mais du coup, il a réussi à prolonger l’existence de la partie orientale pendant plus de mille ans. Une stratégie qui ne manquait pas de vista, on en conviendra.