• La géoplitique du pétrole: Faire du Venezuela un ‘narco-État’ – un mensonge monumental

    Pino Arlacchi, ancien Vice-Secrétaire général ONU
    et Directeur executif de l’ONUDC

    Pino Arlacchi (né en 1951 à Gioia Tauro, en Calabre) est un sociologue et un homme politique. Il a été membre de la Chambre des députés italienne (1994 à 1996) et sénateur (1997), ainsi que membre du Parlement européen (2009–2014). Arlacchi a également été Sous-secrétaire général des Nations unies et Directeur exécutif de l’ONUDC, le Programme des Nations Unies pour le Contrôle international des Drogues et la prévention du Crime. Ses études et autres publications relatives à la Mafia ont contribué à sa notoriété.

    Pendant mon mandat en tant que directeur de l’ONUDC, l’office des Nations Unies contre la drogue et le crime, je me suis rendu en Colombie, en Bolivie, au Pérou et au Brésil, mais je ne suis jamais allé au Venezuela. Je n’en avais tout simplement pas besoin. En matière de lutte contre le trafic de drogue, la coopération du gouvernement vénézuélien était l’une des meilleures d’Amérique du Sud; elle n’était comparable qu’aux résultats irréprochables obtenus par Cuba. A la lumière de ces faits, le discours délirant de Trump sur le « narco-État vénézuélien » semble être une calomnie aux motivations géopolitiques.

       La lecture des données publiées dans le Rapport mondial sur les drogues 2025, par l’organisation que j’ai eu l’honneur de diriger, révèle une information qui contredit directement celle que colporte l’administration Trump.

    Le rapport démonte, point par point, le discours géopolitique construit autour du « Cártel de los Soles » (Cartel des Soleils), une entité à peu près aussi réelle que le monstre du Loch Ness, mais qui sert à justifier les sanctions, les embargos et les menaces d’intervention militaire contre un pays qui, comme par hasard, se trouve sur l’une des plus grandes réserves de pétrole de la planète.

    Rapport de l’ONUDC: le Venezuela n’a rien à voir avec les réseaux mondiaux de trafic de drogue

    Le rapport 2025 de l’ONUDC est on ne peut plus clair et devrait mettre dans l’embarras ceux qui ont élaboré une rhétorique visant à diaboliser le Venezuela. Le rapport ne fait qu’une brève allusion au Venezuela, indiquant que seule une infime partie de la production colombienne de drogue transite par ce pays pour rejoindre les États-Unis et l’Europe. Selon l’ONU, le Venezuela se positionne comme un territoire dépourvu de toute plantation de feuilles de coca, de marijuana et autres produits similaires, mais également libre de toute présence de cartels internationaux de la drogue. Ce document ne fait que confirmer les 30 rapports annuels précédents, qui ne font aucune mention du trafic de drogue au Venezuela, car celui-ci n’existe pas. Seuls 5% de la drogue colombienne transitent par le Venezuela, pas plus.

    Pour mettre ce chiffre en perspective: en 2018, alors que 210 tonnes de cocaïne transitaient par le Venezuela, la Colombie en produisait ou en commercialisait 2370 tonnes, soit 10 fois plus, et le Guatemala 1400 tonnes; oui, vous avez bien lu: le Guatemala est un véritable canal de trafic de drogue, sept fois plus important que le soi-disant redoutable « narco-État » vénézuélien. Mais personne n’en parle, car le Guatemala ne produit que 0,01% du total mondial de la seule drogue qui intéresse Trump: le pétrole.

    Le Cartel des Soleils, un fantasme total et une fiction, comme à Hollywood

    Le « Cartel des Soleils »[i] est un fantasme tout droit sorti de l’imagination de Trump. Bien qu’il soit censé être dirigé par le président du Venezuela, il n’est cependant mentionné ni dans le rapport de la principale agence mondiale de lutte contre la drogue, ni dans les documents d’aucune agence européenne ou de pratiquement aucune autre agence de lutte contre la criminalité dans le monde. Il n’apparaît même pas dans une note de bas de page.

    Un silence assourdissant, qui devrait faire réfléchir tous ceux qui ont encore un minimum d’esprit critique. Comment une organisation criminelle aussi puissante, dont la capture a été mise à prix à la hauteur de 50 millions de dollars[ii] peut-elle être totalement ignorée par ceux qui travaillent dans la lutte contre le trafic de drogue? En d’autres termes, ce qui est présenté comme un super cartel dans le pur style Netflix est en réalité ce genre d’organisation criminelle mineure que l’on retrouve dans tous les pays du monde, y compris aux États-Unis, où près de 100 000 personnes meurent chaque année d’une overdose d’opioïdes, des décès qui n’ont rien à voir avec le Venezuela mais tout à voir avec les grandes sociétés pharmaceutiques américaines.

    L’Équateur: un véritable carrefour du trafic de drogue mais tout le monde feint de l’ignorer

    Alors que Washington se focalise sur la question vénézuélienne, les véritables plaques tournantes du trafic de drogue prospèrent quasiment sans être inquiétées. Par exemple, en Équateur, 57% des conteneurs de bananes qui quittent Guayaquil arrivent en Belgique chargés de cocaïne.

    Les autorités européennes ont saisi 13 tonnes de cocaïne à bord d’un navire espagnol qui provenait des ports équatoriens, contrôlés par des groupes protégés par des fonctionnaires du gouvernement équatorien. L’Union européenne a rédigé un rapport détaillé sur les ports de Guayaquil, décrivant comment « les mafias colombiennes, mexicaines et albanaises opèrent largement en Équateur ». Le taux d’homicides dans ce pays est passé de 7,8 pour 100 000 habitants en 2020 à 45,7 en 2023. Mais personne n’en parle, ou si peu. Peut-être parce que l’Équateur ne détient que 0,5 % des réserves mondiales de pétrole et que son gouvernement n’a pas la mauvaise habitude de contester la domination américaine en Amérique latine?

    Les vraies routes de la drogue: géographie contre propagande

    Au cours de mes années passées à l’ONUDC, l’une des leçons les plus importantes que j’ai apprises est que la géographie ne ment pas. Les routes de la drogue suivent une logique précise: proximité des centres de production, facilité de transport, corruption des autorités locales et présence de réseaux criminels bien implantés.

    Le Venezuela ne répond à aucun de ces critères. La Colombie produit plus de 70% de la cocaïne mondiale. Le Pérou et la Bolivie se partagent la majeure partie des 30% restants. Les itinéraires logiques pour atteindre les marchés américains et européens passent par le Pacifique via l’Asie, par les Caraïbes orientales vers l’Europe, et par voie terrestre, en passant par l’Amérique centrale vers les États-Unis. Le Venezuela, qui est bordé par l’Atlantique Sud, est géographiquement désavantagé par rapport aux trois principaux itinéraires. La logistique criminelle fait du Venezuela un acteur insignifiant sur la scène internationale du trafic de drogue.

    Cuba : l’exemple qui fait honte, même aux États-Unis

    La géographie ne change pas, mais les politiques peuvent venir à bout du trafic de drogue malgré la géographie. Cuba représente aujourd’hui le modèle à suivre en matière de coopération antidrogue dans les Caraïbes. Une île située près des côtes de la Floride, une base théoriquement parfaite pour le transit vers les États-Unis, mais qui, dans la pratique, ne sert pas au trafic de drogue. J’ai maintes fois observé l’admiration des agents de la DEA et du FBI pour les rigoureuses politiques antidrogues des communistes cubains. Le Venezuela chaviste a toujours suivi le modèle cubain dans la lutte contre la drogue, inauguré par Fidel Castro lui-même: « Coopération internationale, contrôle territorial et répression des activités criminelles ». Ce n’est ni au Venezuela ni à Cuba qu’on trouve de vastes zones cultivées de cocaïne et contrôlées par des criminels.

    L’Union européenne n’a pas d’intérêts pétroliers spécifiques au Venezuela, mais elle a en revanche tout intérêt à lutter contre le trafic de drogue qui affecte ses ressortissants. Elle a rédigé le Rapport européen sur les drogues 2025. Ce document, qui s’appuie sur des données réelles et non sur des illusions géopolitiques, ne mentionne à aucun moment le Venezuela comme voie de transit pour le trafic international de drogue. C’est là toute la différence entre une honnête analyse et un discours fallacieux et injurieux. L’Europe a besoin de données fiables pour protéger ses citoyens contre la drogue, c’est pourquoi elle produit des rapports précis. Les États-Unis ont besoin de justifier leurs politiques pétrolières, c’est pourquoi ils produisent de la propagande déguisée en rapports de renseignement.

    Selon le rapport européen, la cocaïne est la deuxième drogue la plus consommée dans les 27 pays de l’UE, mais les principales provenances sont clairement identifiées : la Colombie pour la production, l’Amérique centrale pour la distribution et l’Afrique de l’Ouest pour les différentes voies de distribution. Le Venezuela et Cuba n’apparaissent tout simplement à aucun moment dans ces circuits. Pourtant, le Venezuela est systématiquement diabolisé, au mépris de tout principe de vérité.

    Après qu’il ait démissionné, l’ex directeur du FBI, James Comey, a dévoilé les dessous de l’affaire dans ses mémoires, évoquant les inavouables intentions sous-jacentes de la politique américaine envers le Venezuela: Trump lui avait confié que le gouvernement Maduro était « un gouvernement assis sur une véritable montagne de pétrole que nous devons contrôler ». Il ne s’agit donc pas de drogue, de criminalité ou de sécurité nationale. Il s’agit de pétrole que les États-Unis préféreraient se procurer gratuitement.

     En fait, c’est pour l’arrestation de Donald Trump qu’on devrait offrir une prime internationale, et ce pour un crime bien précis: diffamation systématique d’un État souverain dans le but de s’approprier ses ressources pétrolières. •

    Source : Horizons et débats

    Première publication: l’AntiDiplomatico du 28 août 2025.

    (Traduction de l’anglais Horizons et débats)


    [i] Les États-Unis accusent le gouvernement vénézuélien de diriger un cartel de la drogue baptisé Cártel de los Soles. Ce terme a été utilisé au Venezuela dans les années 1990, lorsque la justice enquêtait sur certains hauts gradés de l’armée soupçonnés de trafic de drogue. [Note de la rédaction]

    [ii] Le 7 août 2025, le gouvernement américain a doublé la prime offerte pour toute information permettant l’arrestation du président vénézuélien Nicolás Maduro, la portant à 50 millions de dollars. Maduro serait le chef du cartel et le responsable du trafic de drogue à destination des États-Unis. [Note de la rédaction]

    novembre 8, 2025
  • Les Tomahawks de Donald Trump et les terres rares chinoises

    Les Tomahawks de Donald Trump et les terres rares chinoises

    Tout le monde a suivi la saga du président Donald Trump sur l’envoi / non-envoi de Tomahawks en Ukraine. Tout a commencé le 23 septembre dernier avec un message surprenant de Donald Trump posté sur le réseau Truth Social : « Je pense que l’Ukraine, avec le soutien de l’Union européenne, est en position de se battre et de RECONQUÉRIR l’ensemble de l’Ukraine dans sa forme originelle. »

    Au cours des semaines qui ont suivi, le président américain a joué avec l’idée d’envoyer des missiles de croisière de type Tomahawk en Ukraine. Ce missile d’une portée de 1 600 kilomètres permettrait à l’armée ukrainienne de frapper la Russie en profondeur. Leur livraison à l’Ukraine constituerait à bien des égards un tournant décisif dans la guerre en Ukraine. 

    Tomahawks ou pas Tomahawks?

    Pourtant, lors de sa rencontre du 17 octobre avec Volodymyr Zelensky à la Maison Blanche, Donald Trump rejette la demande ukrainienne d’armes lourdes, à commencer par les missiles Tomahawks, se prononce avec insistance sur un cessez-le-feu le long de la ligne de front actuelle et annonce préparer un sommet avec Vladimir Poutine.

    Cette volte-face a aussitôt enflammé la sphère médiatique qui a diffusé sans hésitation que le changement d’attitude du président Trump était la conséquence directe de sa discussion avec le président Poutine. Ce dernier l’aurait en quelque sorte roulé dans la farine et persuadé de renoncer à poser un geste aussi lourd de conséquence que l’envoi de Tomahawks en Ukraine.

    Nous ne croyons pas que ce soit le cas. Une phrase de Donald Trump pour justifier sa décision de ne pas livrer de missiles de croisière, a retenu notre attention :

    « Nous avons aussi besoin de Tomahawks pour les États-Unis. Ce que je veux dire est que nous ne pouvons pas vider notre pays. »

    Dans d’autres interventions, il a reformulé ce point en disant :

    « Nous ne pouvons pas donner toutes nos armes ; nous ne pouvons pas faire ça. »[1]

    Les États-Unis détiennent plus de 1000 Tomahawk, peut-être même près de 2000, car ils n’ont plus utilisé ce type de missile depuis la campagne de bombardements aériens sur la Libye en 2011. De toute façon, si les États-Unis livraient des Tomahawks à l’Ukraine, ils pourraient fort bien les remplacer en quelques mois. Du moins auraient-ils pu le faire sans difficulté il y a quelques années.

    Exemples d’utilisation des Tomahawks
    Les États-Unis ont lancé 288 Tomahawks contre des cibles en Irak durant la guerre du Golfe en 1991 (Opération Desert Storm). Lors de l’Opération Desert Fox toujours contre l’Irak en 1998, ce nombre est monté à 325 tirs en quelques jours. L’année suivante, les États-Unis ont lancé 218 missiles contre la Serbie. Pendant la campagne d’invasion de l’Irak en 2003, les forces américaines ont utilisé plus de 802 missiles Tomahawk pour frapper des objectifs stratégiques en début d’opération. Enfin, la campagne libyenne de 2011 leur a coûté 124 de ces missiles. Chaque fois les États-Unis ont regarni leur stock sans difficulté.

    Sans terres rares chinoises, pas de Tomahawks

    Aujourd’hui, les États-Unis doivent vivre avec leur stock existant. Tout a basculé très précisément le 9 octobre 2025 quand la Chine a décidé de soumettre toute exportation de terres rares à usage militaire ou dual, à un régime d’approbation au cas par cas. Il y avait bien eu quelques signes avant-coureurs les années précédentes, mais l’annonce du 9 octobre a généralisé le système d’approbation.

    Désormais, tout produit chinois contenant ne serait-ce que 0,1 % de terres rares doit obtenir l’approbation de Pékin avant d’être exporté. Or, les États-Unis ont besoin de ces terres rares pour fabriquer des Tomahawks — ou des F35 ou toute autre arme de haute précision : sous-marins nucléaires, aimants permanents, radars, etc.

    Justement, la Chine détient quelque 40% des réserves mondiales de terres rares, ce qui en fait le premier pays détenteur de cette ressource. En matière de production, la part de la Chine s’élève à environ 70% de l’extraction minière mondiale. Dans le secteur du raffinage, cette proportion s’élève à plus de 90% des terres rares utilisées dans le monde. Pour les terres rares lourdes, cette proportion grimpe à 99,9%, renforçant encore la dépendance mondiale vis-à-vis de la Chine pour les éléments les plus critiques.[1]

    Les États-Unis n’ont pas de réserves stratégiques

    Face à cela, les États-Unis se trouvent dans une position de faiblesse inouïe. En 2024, ils ont consommé environ 6 600 tonnes de terres rares raffinée, en quasi-totalité en provenance de Chine. À titre de comparaison, la consommation mondiale se situe autour de 200 000 tonnes en majorité sur le marché chinois.

    La faible part des États-Unis dans la consommation mondiale de terres rares s’explique par la structure de la chaîne d’approvisionnement mondiale : en quasi-totalité, les terres rares incorporées dans les produits de haute technologie américains sont d’abord raffinées, puis transformées en composants (aimants, phosphores, semi-conducteurs) en Chine, au Japon, en Corée du Sud ou à Taïwan, avant d’être réexportées vers les États-Unis sous la forme de produits finis ou semi-finis.

    Restent les 6 600 tonnes de terres rares consommées aux États-Unis… Comme on le devine, ces terres rares servent avant tout à faire tourner le secteur de la défense, de l’aérospatial et, dans une moindre mesure, de l’énergie et du médical avancé (imagerie médicale). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les États‑Unis n’ont pas anticipé le coup d’arrêt chinois et n’ont pas accumulé des stocks de terres rares.

    Les évaluations du US Geological Survey, de Rare Earth Exchanges et du Financial Times montrent que les stocks américains actuels couvriraient tout au plus quelques semaines de besoins militaires intensifs, principalement pour les terres rares lourdes comme le dysprosium et le terbium.[1] Un plan pour constituer des stocks avait bien été prévu dans le “One Big Beautiful Bill Act” de Donald Trump. Ratifié en juillet 2025, son exécution est donc tributaire du bon vouloir chinois…[2]

    Voilà pourquoi, il aurait été inconcevable que les États-Unis envoient des Tomahawks en Ukraine. C’est comme cela qu’il faut comprendre la volte-face de Donald Trump. Les talents de persuasion du président russe n’y sont pour rien. Au lendemain de sa promesse inconsidérée d’envoyer des Tomahawks en Ukraine, des conseillers qui savent compter ont dû lui rappeler le triste état des stocks de terres rares et ce que cela signifiait pour l’arsenal américain de missiles.

    Lancer des Tomahawks serait trop difficile…Par la suite, Donald Trump a trouvé une autre explication au non-envoi de missiles de croisière en Ukraine : former des militaires ukrainiens au lancement de tels missiles serait trop complexe et long, cela requerrait « au moins six mois, généralement un an » de formation intensive. La difficulté de formation des équipages ukrainiens est réelle, mais savamment amplifiée dans le discours officiel pour éviter d’aborder les véritables considérations logistiques motivant la décision présidentielle.[3]

    Mais pourquoi donc la Chine a-t-elle tant attendu?

    La question n’est pas tellement de savoir pourquoi les États-Unis ont si rapidement enterré la seule façon classique, c’est-à-dire non nucléaire, de mettre la Russie à genoux. La véritable question est de savoir pourquoi la Chine a tant tardé à utiliser sa maîtrise des terres rares pour répliquer à l’incessante guerre économique que lui livrent les États-Unis?

    Tout avait commencé en 2018, sous la première administration Trump, avec l’embargo sur les microprocesseurs haut de gamme à destination de Huawei et ZTE, accusées ne pas respecter les sanctions américaines sur l’Iran. Cette mesure visait à limiter l’accès des deux entreprises chinoises aux puces de dernière génération (7 nm et en dessous) ainsi qu’aux équipements de lithographie nécessaires à leur fabrication.

    En octobre 2022, sous l’administration Biden, Washington a introduit un régime de contrôle élargi des exportations, interdisant la vente à la Chine de processeurs avancés et des machines servant à les produire, sous prétexte de sécurité nationale. Ces restrictions ont encore été renforcées en octobre 2023 pour inclure tous les processeurs graphiques et autres composants destinés à l’intelligence artificielle.

    Pendant ce temps, la Chine continuait à exporter aux États-Unis ses terres rares qui servaient à fabriquer des microprocesseurs auxquels elle n’avait pas accès. Cette relation ne laissait pas de surprendre. Pourquoi les Chinois persévéraient-ils à honorer des contrats exempts des réciprocité?

    Domination américaine sur le marché de l’hélium

    La raison de cet étrange comportement vient seulement d’apparaître. Si la Chine détient un quasi-monopole sur les terres rares, elle est dépourvue d’un élément tout aussi essentiel pour la micro-électronique ainsi que pour l’armement, à savoir l’hélium. Ce gaz est utilisé dans l’industrie pour ses capacités de refroidissement. Ainsi, les avions de combat, hélicoptères militaires et missiles requièrent un soudage TIG (Tungsten Inert Gas) de haute précision pour assembler leurs structures en aluminium épais et alliages légers.

    Cette technologie entre également dans la fabrication de blindages en titane et alliages réactifs. De même, les obus d’artillerie haut de gamme nécessitent des soudures de précision. La construction navale militaire utilise extensivement le soudage sous atmosphère d’hélium pour assembler les coques de sous-marins, destroyers et frégates. Enfin, les moteurs de fusées et autres systèmes propulsifs militaires nécessitent des soudures cryogéniques et des assemblages de précision.

    Bref, l’hélium est aussi essentiel que les terres rares dans les technologies de pointe. Or, on ne peut pas le « fabriquer » de manière synthétique : il faut l’extraire de certains gisements de gaz naturel qui en contiennent de faibles concentrations (souvent des traces de moins de 1 %). Mon seulement, ces gisements sont très rares sur le plan géologique, mais l’extraction de l’hélium repose sur un processus complexe et énergivore, exigeant des basses températures et des hautes pressions pour le séparer des autres gaz avec lesquels il est mélangé (méthane, diazote, néon, hydrogène, etc.).

    En 2025, la production mondiale d’hélium est dominée par les États-Unis et un petit groupe de pays qui sont d’ailleurs les mêmes qui extraient l’hélium gazeux. En effet, l’extraction et le raffinage de l’hélium industriel s’effectuent au plus près des forages, à la source même du gaz naturel, car seules les installations sur site permettent la séparation de ce gaz très volatil, qui serait sinon perdu de façon irrémédiable.[4]

    Principaux producteurs d’hélium (2025)

    # PaysPart mondiale Commentaire
    1États-Unis ≈ 50 %Production stable autour de 50 % du total mondial. L’expansion se concentre dans le gisement de Hugoton, situé à cheval sur le Kansas, le Texas et l’Oklahoma.
    2Qatar ≈ 30 %Extension de la liquéfaction pour répondre à la demande asiatique et européenne. Exploitation par Qatargas et Air Liquide. 
    3Algérie ≈ 9 %Production relancée après modernisation du site d’Arzew, en partenariat avec Air Products et Sonatrach. 
    4Russie ≈ 3–5 %Baisse temporaire liée à l’explosion en 2023 d’une unité de production du complexe géant Amur Gas Processing Plant, entraînant une forte baisse des exportations d’hélium. Reprise graduelle depuis 2024. 
    5Australie< 3 %Gisements modestes. Croissance rapide, nouvelle production commerciale à Darwin et Mount Isa (Queensland).

    La Chine se lance dans la production massive d’hélium

    Jusqu’en 2020, la Chine s’approvisionnait en hélium presque exclusivement aux États-Unis. Depuis cette année-là, Pékin a lancé un programme stratégique d’indépendance en hélium, coordonné par Sinopec, PetroChina et plusieurs universités et instituts techniques. C’est ainsi qu’en 2022, un premier grand site d’extraction a été ouvert dans la région autonome du Xinjiang, suivi d’autres unités dans les provinces du Shaanxi et du Sichuan ainsi qu’en Mongolie-Intérieure. En 2025, une nouvelle installation dans le Shaanxi, exploitée par Vacree Technologies, est devenue la première unité capable de produire de l’hélium ultra‑pur (99,99997 % ou à « 6N9 »).

    L’usine Vacree Technologies positionne la Chine comme le premier pays capable de produire industriellement de l’hélium ultra‑pur à grande échelle, alors que, jusqu’à présent, ce niveau de pureté n’était généralement accessible qu’en laboratoire ou via de petites unités spécialisées dans quelques pays (États-Unis, Allemagne, Japon). Cette évolution place la Chine en avance industrielle sur ce segment, avec la possibilité d’exporter et de dominer le marché mondial de l’hélium ultra‑pur pour les technologies de pointe.

    La Chine n’est toutefois pas encore autosuffisante sur le plan de l’hélium classique, bien que sa production augmente à un rythme annuel proche de 60 % par an depuis 2022. Pour mettre fin à sa dépendance vis-à-vis des États-Unis, les autorités chinoises ont conclu un accord stratégique de vingt ans avec QatarEnergy signé début 2025, ainsi que des ententes avec la Russie et l’Algérie.[1] Quoiqu’il en soit, cette situation est provisoire car la Chine devrait devenir autosuffisante d’ici deux à quatre ans.

    Et maintenant?

    Toujours est-il que, fin 2025, estimant avoir suffisamment assuré ses arrières sur le front de l’hélium, la Chine a enfin pu recourir à son atout maître : les terres rares. C’est l’aboutissement d’une planification méticuleuse – cette même planification qui fait tant défaut aux États-Unis. Car il ne faut pas s’y tromper : en matière de terres rares, il n’existe pas d’alternative à la filière chinoise.

    Les médias se font l’écho de gisements de terres rares en Ukraine, au Congo et au Groenland et spéculent sur une possible stratégie de contournement de l’écosystème chinois. Mais les États-Unis possèdent leurs propres gisements à Mountain Pass (Californie), Elk Creek (Nebraska), et Bokan Mountain (Alaska). Ils possèdent même une unité de raffinage à Mountain Pass qui a été réouverte précipitamment en 2022 afin de produire des les terres rares dites « légères ».

    Heurs et malheurs des terres rares américainesL’usine de raffinage de Mountain Pass (Californie) a été initialement créée à la suite de la découverte d’un gisement de terres rares en 1949. L’exploitation industrielle a débuté à compter de 1952-1954. Il s’agissait alors du plus grand site de terres rares aux États-Unis, qui a dominé la production mondiale jusqu’à la fin des années 1980. Toutefois, après que des milliers de litres d’eau radioactive aient été accidentellement déversés dans la nature, Mountain Pass ferme en 2002 ses unités de raffinage. Depuis lors, le minerais extrait à Mountain Pass était intégralement envoyé en Chine pour traitement. Après plusieurs rachats et une longue restructuration, l’usine est rénovée et relancée officiellement en 2022 sous contrat avec le Pentagone pour la production d’aimants permanents et de terres rares stratégiques. En 2025, elle fonctionne à pleine capacité pour les terres rares « légères » et prépare une montée en gamme pour préparer le traitement des terres rares « lourdes ».

    La longue saga de l’usine de terres rares de Mountain Pass montre bien qu’il ne suffit pas de mettre la main sur quelques gisements de terres rares pour créer une industrie dans ce domaine. L’exploitation de nouveaux gisements ou l’ouverture d’une usine ne suffit pas à inverser la tendance mondiale. Ce que la Chine a construit au cours des quatre dernières décennies est un véritable écosystème industriel : de la construction d’infrastructures énergétiques à la formation de main d’œuvre qualifiée, en passant par une intégration verticale à toutes les étapes de la production.

    Hors de Chine, seule l’Australie maîtrise une large gamme de traitement des terres rares, bien que des trous subsistent pour certains éléments (comme le lutécium, le thulium) ainsi que pour les applications nécessitant des volumes considérables.[2] La filière australienne est toutefois loin des capacités de production chinoises et ne saurait satisfaire à l’ensemble des besoins des États-Unis.

    La principale alternative à l’industrie chinoise réside dans le recyclage des terres rares déjà en circulation dans des produits finis. Le principe consiste à extraire ces éléments des produits usagés et des déchets électroniques, notamment les aimants permanents, les lampes fluorescentes et certains composants électroniques. Toutefois, le processus reste émergent et confronté à d’importants défis techniques et économiques. 

    Somme toute, la Chine de Xi Jinping vient d’administrer aux États-Unis de Donald Trump une leçon cuisante. En matière de guerre commerciale, seule compte la planification à long terme. Les « bons coups » aussi spectaculaires soient-ils ne sauraient inverser les rapports de force.

    Dans l’affaire des terres rares, il reste au président Trump à faire ce que malgré ses rodomontades, il sait le moins bien faire : négocier, c’est-à-dire traiter avec un interlocuteur d’égal à égal, alors qu’il n’a pas toutes les cartes en main (il en a quelques-unes, certaines très bonnes, mais pas toutes). Voilà pourquoi, sa ligne politique tangue si fort dans l’affaire ukrainienne : il est en train d’apprendre à être prudent en matière de ventes d’armes.

    Les États-Unis ne sont plus tout-puissants. Leur puissance connaît certaines limites. Il va leur falloir se résoudre à redécouvrir le bon usage de la diplomatie.


    [1] « Le Qatar signe un contrat d’approvisionnement en hélium de 20 ans avec la Chine », Nova News, 26 Février 2025.

    [2] « Production de terres rares hors de Chine: quels sont les enjeux? », Zonebourse, 23 mai 2025. | « Terres rares: cette production hors de Chine qui défie la domination de Pékin », Géo, 29 mai 2025.

    [1] « U.S. Heavy Rare Earth Stockpiles Under Strain Amid China’s Export Curbs », Rare Earth Exchanges, September 11, 2025. | « U.S. Geological Survey, Mineral Commodity Summaries », US Geological Survey (USGS), US Department of the Interior, January 2025. | Karen Hui, « China’s New Rare-Earth Controls Send Shockwaves Through Global Supply Chains », Asia Pacific Foundation of Canada, October 15, 2025.

    [2] Saptakee S, « Pentagon’s $1B Mineral Stockpile Boosts U.S. Independence from China », Carbon Credits, October 14, 2025.

    [3] Victor Nava, “Trump shoots down sending Ukraine ‘highly complex’ Tomahawk missiles: ‘Tremendous learning curve’”, New York Post, October 22, 2025.

    [4] Jean-Claude Bernier, L’hélium, l’autre gaz indispensable, Mediachimie, 06 juillet 2022.

    [1] « Restrictions à l’exportation des terres rares et droits de douane : comprendre l’escalade entre la Chine et les États-Unis », Le Grand Continent, 12 octobre 2025. | Armelle Bohineust, « Pourquoi la Chine restreint encore l’accès aux terres rares », Le Figaro, 9 octobre 2025. | « Comment la Chine domine la production de terres rares », Adimas, 16 janvier 2025.

    [1] Mandy Taheri, “Trump Says US Needs Tomahawk Missiles Amid Ukraine Request”, Newsweek, October 19, 2025. | Nurbanu Tanrikulu Kizil, “Trump hesitant on selling Tomahawk missiles to Ukraine”, Daily Sabah, October 17, 2025.

    jgrens

    jgrens
    en français, Extrême Orient
    octobre 28, 2025
  • Projets de paix en Ukraine

    Projets de paix en Ukraine

    par les éditeurs (IR et JGR)

    Alors que la guerre fait rage en Ukraine depuis plus de trois ans, il semble qu’aucun plan de paix ne soit en préparation. Entendons-nous bien, il existe des multitudes de « plans » sur la table, la plupart émanent du côté occidental qui épousent en fait la cause de la partie ukrainienne et mettent comme préalable le retrait des forces russes d’Ukraine. Cette position est un simple prolongement des thèses ukrainiennes et nous ne pouvons la considérer comme un plan de paix.

    Le prototype de ces pseudo plans est la Conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine qui s’est tenue en juin 2024 au Bürgenstock en Suisse. La particularité de cette initiative est d’avoir été organisée en étroite relation avec l’Ukraine et les puissances occidentales et en l’absence de la Russie ce qui déroge manifestement à la traditionnelle neutralité de la Confédération suisse. 

    Le communiqué final, appelé « Joint Communiqué on a Peace Framework », réaffirmait les principes d’intégrité territoriale et de souveraineté de l’Ukraine selon le droit international. C’est la reprise mot pour mot de la position ukrainienne. L’ensemble du processus visait surtout à réaffirmer le soutien des pays de l’OTAN à l’Ukraine.

    De son côté, la Russie réclame la reconnaissance internationale de sa souveraineté sur la Crimée et les régions du Donbass, Zaporijia, et Kherson, ainsi que la neutralité officielle de l’Ukraine (interdiction d’adhérer à l’OTAN), l’arrêt des aides militaires étrangères à l’Ukraine, etc. L’Ukraine refuse catégoriquement les exigences russes, insistant sur son intégrité territoriale absolue, y compris sur la Crimée. En outre, l’Ukraine veut des garanties fermes et actives contre toute résurgence telle que la présence de soldats occidentaux sur son territoire.

    En résumé, il existe une multitude de propositions de processus de paix, mais aucune modalité n’est apparue acceptable à la fois à Kiev et à Moscou sans concessions majeures de part et d’autre sur la souveraineté territoriale, la sécurité après la fin des hostilités et la neutralité. Aucune de ces propositions de paix ne mérite d’être qualifiée de plan de paix car elles sont des simples reformulations de la position ukrainienne (Conférence du Bürgenstock).

    Voilà pourquoi, il nous a paru utile de revenir aux fondamentaux et de rappeler les deux seuls processus qui méritent véritablement d’être qualifiés de plans de paix, à savoir les négociations entre la Russie et l’Ukraine à Istanbul du printemps 2022 et la proposition commune en six points, présentée par la Chine et le Brésil en mai 2024. Dans les deux cas, il existe un texte visant à définir une solution acceptable par les deux parties.

    Projet d’accord d’Istanbul

    La Russie et l’Ukraine avaient entamé des discussions dès février 2022 dans différents formats, mais après des cycles infructueux en Biélorussie, la Turquie a proposé d’accueillir une nouvelle série de pourparlers à Istanbul. Cette initiative a été rendue possible car Ankara, membre de l’OTAN, entretenait de bonnes relations à la fois avec Moscou et Kiev. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a personnellement plaidé pour que les deux parties « laissent la porte du dialogue ouverte » et a appelé mis de l’avant un devoir humanitaire régional.

    À Istanbul, chaque camp a présenté ses revendications écrites à l’autre, et la Turquie s’est entremise entres les deux parties, assumant de facto les bons offices. En fin de session, un « communiqué d’Istanbul » contenant des points de convergence et les éléments d’un éventuel traité a été rédigé, sans qu’aucun texte définitif ne soit signé.

    Le président Erdoğan inaugure à Istanbul les négociations entre la Russie et l’Ukraine en mars 2022

    Ce processus a été interrompu brusquement début avril 2022, alors que des progrès sur une feuille de route de sortie de crise étaient en discussion. L’arrêt du processus est attribué à la visite inopinée du Premier ministre britannique Boris Johnson à Kiev le 9 avril 2022. Selon les témoignages de négociateurs, Boris Johnson a expressément conseillé au président ukrainien Volodymyr Zelensky de ne pas signer d’accord avec la Russie à ce stade. Il aurait tenu deux arguments principaux :

    • La Russie ne serait pas un partenaire fiable et ne mérite pas de garanties de sécurité.
    • Les alliés occidentaux (et notamment le Royaume-Uni) ne souhaitent pas voir la guerre s’achever prématurément sur un compromis défavorable à l’Ukraine : l’aide militaire occidentale serait maintenue, permettant à Kiev d’obtenir des conditions sur le champ de bataille meilleures qu’à la table des négociations.

    Plusieurs sources concordantes rapportent que cette intervention a pesé dans la décision ukrainienne de suspendre le dialogue, alors que les négociations sur le projet de traité abordaient le thème de la neutralité de l’Ukraine et des garanties multilatérales. L’intervention de Boris Johnson n’a pas été prise en toute autonomie : les États-Unis, alors dirigés par Joe Biden, étaient régulièrement consultés et informés des démarches britanniques. Toutefois, les sources indiquent que Johnson fut le principal messager auprès de Zelensky, agissant avec l’accord de Washington, mais ajoutant son équation personnelle : insistance, fougue et surtout inclination aux stratégies de rupture.

    Le texte du projet d’accord a été publié par le New York Times en trois documents distincts : deux versions du projet de traité (datés des 17 mars et 15 avril 2022) et le « Communiqué d’Istanbul » du 29 mars 2022, tous disponibles sur la plateforme SlideShare et dans l’article interactif du NYT.

    Voici les dix clauses clés qui résument le projet d’accord d’avril 2022 négocié entre la Russie et l’Ukraine à Istanbul :

    1. L’Ukraine s’engageait à une neutralité permanente : pas d’adhésion à l’OTAN ni à aucune alliance militaire ; interdiction d’accueil de forces ou bases étrangères sur son territoire. 
    2. Des garanties de sécurité collectives devaient être apportées par plusieurs puissances (États-Unis, Chine, France, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Allemagne, Canada, Italie, Pologne, Israël).
    3. Le texte évoquait la limitation du nombre et du type de forces armées ukrainiennes, y compris l’aviation, la flotte et les systèmes de missiles. 
    4. L’Ukraine acceptait de ne pas développer d’armes nucléaires ni d’autres armes de destruction massive. 
    5. Le statut de la Crimée devait être discuté ultérieurement, la Russie exigeant la reconnaissance de son annexion, alors que l’Ukraine voulait en différer la résolution.
    6. Pour le Donbass, la question du statut restait à déterminer ultérieurement dans une négociation bilatérale Russie-Ukraine. 
    7. L’Ukraine conservait le droit de rejoindre l’Union européenne, la seule limitation étant une interdiction d’adhésion à l’OTAN et à toute alliance militaire. 
    8. Un mécanisme similaire à l’article 5 de l’OTAN était prévu : en cas d’agression contre l’Ukraine, les garants se consultaient rapidement et s’engageaient à fournir assistance. 
    9. L’accord devait être ratifié par référendum national ukrainien et entraîner une réforme constitutionnelle pour ancrer la neutralité. 
    10. En cas de désaccord sur l’interprétation de l’accord, un organe trilatéral (Ukraine, Russie, garants) devait s’entremettre pour régler les différends. 

    Ce projet d’accord portait donc sur la neutralité, les garanties internationales, les limitations militaires, le statut des territoires, la sécurité collective et la ratification démocratique. Après l’interruption des réunions en avril 2022, le processus de négociation est resté “en pause”, sans communication conjointe finale. Le retrait de l’Ukraine des négociations d’Istanbul n’a pas fait l’objet d’une déclaration officielle annonçant l’arrêt du processus de paix, mais a été entériné de façon progressive. Par la suite, la partie ukrainienne a évoqué l’absence de progrès tangible sur les points fondamentaux, notamment le retrait des troupes russes et les garanties de sécurité.

    L’élément le plus marquant est survenu en septembre 2022, après l’annonce par Moscou de l’annexion de quatre régions ukrainiennes. Sur proposition du président Zelensky, le Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine a adopté un décret interdisant toute négociation avec la partie russe et plus particulièrement son président, officialisant ainsi la suspension durable des discussions (« décider de l’impossibilité de tenir des pourparlers avec le dirigeant russe Vladimir Poutine »). Zelensky a par la suite expliqué publiquement que ce décret visait à éviter le séparatisme et à mettre fin aux canaux de négociation parallèles. L’Ukraine avait ainsi verrouillé de manière juridique toute possibilité de négociations directes avec la Russie.

    Proposition en six points sino-brésilienne

    Il faut attendre 2024 pour assister à la naissance d’un second plan de paix, bien que beaucoup plus timide, porté par la Chine et le Brésil. Cette initiative avait été mise au point lors de consultations bilatérales de haut niveau, notamment à l’occasion d’une rencontre à Pékin entre le ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi et le conseiller spécial du président brésilien Lula, Celso Amorim. Ces pourparlers avaient pour objectif explicite d’offrir une alternative issue du « Sud global » à la formule défendue par l’Ukraine et ses alliés occidentaux à la Conférence du Bürgenstock alors en voie de préparation.1

    Rencontre à Pékin entre le ministre chinois des affaires étrangères et le conseiller spécial du président brésilien

    La Chine et le Brésil jouissaient d’excellentes relations avec l’Ukraine avant le déclenchement de l’invasion russe. La Chine était le premier partenaire commercial de l’Ukraine avant 2022, importatrice majeure de blé et de maïs. La Chine était aussi en pourparlers pour faire de l’Ukraine un « hub logistique européen » pour ses nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI). La géographie ukrainienne, ses infrastructures ferroviaires et portuaires, et son accord de libre-échange avec l’UE en faisaient un « gateway to Europe » idéal aux yeux des planificateurs chinois. Ils pouvaient ainsi contourner certains goulets d’étranglement logistiques en Pologne et dans les Balkans. En outre, Beijing n’avais jamais reconnu l’annexion de la Crimée.

    Le Brésil, quant à lui, entretenait avec l’Ukraine une coopération particulièrement active, avec de nombreux échanges institutionnels, commerciaux, une coopération dans le spatial (notamment le projet de fusée Cyclone-4), ainsi que dans les secteurs de la défense, de l’agriculture, de l’éducation et de la santé. Ces liens multiples tiennent peut-être au fait que le Brésil accueille la troisième plus grande communauté ukrainienne au monde (environ 500 000 personnes). Sur le plan géopolitique, le Brésil soutenait depuis 2014 l’intégrité territoriale ukrainienne à l’ONU, tout en refusant de sanctionner Moscou, préférant l’appel au dialogue et à la paix, en continuité avec la doctrine brésilienne de non-intervention, d’autodétermination et de recherche de solutions pacifiques.2

    Les deux pays étaient donc bien placés pour faire entendre leur voix à Kiev. De plus, comme membres des BRICS, ils entendaient affirmer un rôle diplomatique d’équilibre, promouvoir une résolution multilatérale et contrer la mise à l’écart de la Russie. Ils publièrent leur initiative juste avant la conférence du Bürgenstock pour marquer la volonté du « Sud global » de peser dans la médiation internationale, notamment face à l’exclusion de la Russie de la conférence suisse. Le document en six points prône la désescalade, la non-extension du conflit, l’opposition aux armes de destruction massive, la sécurité des installations nucléaires, l’aide humanitaire, la stabilisation des chaînes d’approvisionnement mondiales et la nécessité d’une conférence internationale réellement inclusive (c’est-à-dire avec la Russie et l’Ukraine à la table).

    Le plan sino-brésilien met l’accent sur le dialogue direct entre la Russie et l’Ukraine, tout en s’opposant à la division du monde en « groupes politiques ou économiques isolés ». On peut résumer comme suit les six points de la proposition sino-brésilienne :

    1. Les deux parties appellent toutes les parties concernées à respecter trois principes pour désamorcer la situation, à savoir : pas d’extension du champ de bataille, pas d’escalade des combats et pas de provocation de la part d’aucune des parties.
    2. Les deux parties estiment que le dialogue et la négociation sont la seule solution viable à la crise ukrainienne. Toutes les parties doivent créer les conditions nécessaires à la reprise du dialogue direct et œuvrer à la désescalade de la situation jusqu’à la mise en place d’un cessez-le-feu global. La Chine et le Brésil soutiennent la tenue, à un moment opportun reconnu par la Russie et l’Ukraine, d’une conférence internationale de paix à laquelle toutes les parties participeront sur un pied d’égalité et où tous les plans de paix seront discutés de manière équitable.
    3. Des efforts sont nécessaires pour accroître l’aide humanitaire aux régions concernées et prévenir une crise humanitaire à plus grande échelle. Les attaques contre les civils ou les installations civiles doivent être évitées, et les civils, y compris les femmes et les enfants, ainsi que les prisonniers de guerre (PG) doivent être protégés. Les deux parties soutiennent l’échange de PG entre les parties au conflit.
    4. L’utilisation d’armes de destruction massive, en particulier les armes nucléaires et les armes chimiques et biologiques, doit être combattue. Tous les efforts possibles doivent être déployés pour empêcher la prolifération nucléaire et éviter une crise nucléaire.
    5. Les attaques contre les centrales nucléaires et autres installations nucléaires pacifiques doivent être combattues. Toutes les parties doivent se conformer au droit international, y compris la Convention sur la sûreté nucléaire, et prévenir résolument les accidents nucléaires d’origine humaine.
    6. Il convient de s’opposer à la division du monde en groupes politiques ou économiques isolés. Les deux parties appellent à des efforts visant à renforcer la coopération internationale dans les domaines de l’énergie, des devises, des finances, du commerce, de la sécurité alimentaire et de la sécurité des infrastructures critiques, notamment les oléoducs et les gazoducs, les câbles optiques sous-marins, les installations électriques et énergétiques et les réseaux de fibre optique, afin de protéger la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement mondiales.

    Les deux parties invitent les membres de la communauté internationale à soutenir et à approuver les ententes communes susmentionnées, et à jouer conjointement un rôle constructif dans la désescalade de la situation et la promotion des pourparlers de paix. Toutefois, ce plan a été immédiatement rejeté par l’Ukraine car il ne mentionnait pas explicitement la restauration de l’intégrité territoriale du pays attaqué. Le président Zelensky a qualifié l’initiative sino-brésilienne de « destructive », accusant cette proposition de chercher à « geler le conflit » au bénéfice de la Russie. L’Ukraine considère que ce plan crée « l’illusion du dialogue » sans aborder le cœur du problème – c’est-à-dire l’agression russe, la responsabilité pour les crimes de guerre, l’occupation du territoire et le respect des frontières internationalement reconnues.3

    Où en sommes-nous aujourd’hui?

    Les initiatives récentes du président américain Donald Trump ne comportaient pas de plan de paix à proprement parler. Son intervention s’est limitée à encourager un dialogue direct entre Moscou et Kiev, ainsi qu’à soutenir verbalement certaines propositions russes lors de contacts diplomatiques avec Poutine et Zelensky. Lors de sommets récents et d’entretiens téléphoniques, il a évoqué son soutien à l’idée russe d’un gel du front sur plusieurs régions et d’une cession de territoires du Donbass à la Russie, tout en poussant pour des garanties de sécurité « hors du cadre de l’OTAN » pour l’Ukraine.

    Aujourd’hui que l’intervention américaine semble avoir fait long feu, que l’initiative sino-brésilienne a été rejetée sans autre forme de procès et que le projet d’accord d’Istanbul a été détruit en plein vol, on se retrouve face à deux positions irréconciliables. L’Ukraine a présenté en novembre 2022 une formule de paix en 10 points (rien à voir avec le résumé aussi en 10 points du projet d’accord d’Istanbul) régulièrement réaffirmée depuis. Cette formule inclut la restauration complète de l’intégrité territoriale ukrainienne, le retrait total des forces russes, la poursuite judiciaire des responsables de crimes de guerre, des garanties de sécurité internationales, la sauvegarde de la sécurité alimentaire et nucléaire, ainsi que le retour des personnes déplacées et des enfants déportés.4

    Comme on peut s’en douter, la partie russe juge la formule de Zelensky « irréaliste et inacceptable », mais elle n’a pas présenté de plan de paix officiel, écrit ou détaillé, susceptible de servir de base commune. Toutefois, le Kremlin a formalisé à plusieurs reprises ses exigences minimales pour un accord : il communique principalement via ses diplomates ou le porte-parole du Kremlin (Dmitri Peskov) sur la nécessité de partir « des réalités sur le terrain », c’est-à-dire de sa position de force sur le plan militaire. On peut regrouper en cinq points, les exigences avancées par la Russie (ces points peuvent varier quelque peu, mais l’essentiel demeure : 

    1. Renonciation de l’Ukraine à toute forme d’adhésion à l’OTAN.
    2. Plafonnement des effectifs militaires ukrainiens.
    3. Reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée (2014) et les quatre régions annexées en 2022 (Kherson, Zaporijia, Donetsk, Lougansk), même si Moscou ne contrôle pas tout le territoire de chacune d’elle.
    4. Interdiction de toute base ou présence militaire étrangère en Ukraine.
    5. Garanties pour les russophones et la langue russe.
    6. Interdiction de glorifier certaines figures historiques (comme Stepan Bandera).5

    En septembre 2025, la situation du conflit Russie-Ukraine apparaître complètement bloquée, sans perspective immédiate de paix négociée : les négociations sont officiellement en « pause », et les positions en présence apparaissent à la fois rigides et irréconciliables. En revanche, le front militaire est actif et seule la poursuite des opérations semble susceptible décider de l’issue du conflit. En effet, nonobstant la fourniture massive d’armes et de munitions par les pays occidentaux, l’Ukraine perd tous les jours du terrain, mais son armée ne s’effondre pas. La Russie domine le champ de bataille, mais ne parvient pas à opérer une percée décisive. Chacune des deux parties imagine qu’elle peut l’emporter sur le terrain. Toutefois, face à la puissance russe, tout indique que l’Ukraine seule ne peut l’emporter. Voilà pourquoi l’Ukraine joue aujourd’hui plus que jamais la carte de l’internationalisation du conflit avec tous les risques que cela comporte (tout porte à croire que le déroutage des drones russes aux frontières polonaise et roumaine pourrait avoir été conçu dans ce but). À ce stade, très peu d’espace politique existe pour une médiation extérieure : la méfiance est mutuelle, chaque camp pariant sur l’usure ou un tournant militaire pour modifier le rapport de forces

    Sources

    SlideShare : https://www.slideshare.net/slideshow/a-draft-ukraine-russia-treaty-from-april-2022/269699158

    New York Times : https://www.nytimes.com/interactive/2024/06/15/world/europe/ukraine-russia-ceasefire-deal.html

    Presidência da República Federativa do Brasil: https://www.gov.br/planalto/en/latest-news/2024/05/brazil-and-china-present-joint-proposal-for-peace-negotiations-with-the-participation-of-russia-and-ukraine


    Notes


    1. Zhang Han, « La Chine et le Brésil proposent une feuille de route pour résoudre la crise ukrainienne », Histoire et société, 25 mai 2024. ↩︎
    2. Christophe Ventura, « Le Brésil et la guerre en Ukraine, une illustration de la position des pays du Sud face aux évolutions de l’ordre international », IRIS, 10 mai 1022. ↩︎
    3. « Selon l’Ukraine, l’initiative de paix sino-brésilienne ne fait que créer l’illusion du dialogue », Ukrinform, 29 septembre 2024. ↩︎
    4. “Explainer: What is Zelenskiy’s 10-point peace plan?”, Reuters, December 28, 2022. ↩︎
    5. Igor Delanoë, « Quelles perspectives face aux négociations russo-ukrainiennes restées infructueuses ? », IRIS, 11 juin 2025. ↩︎
    septembre 19, 2025
  • Les graines de la guerre en Ukraine

    EuroMaïdan : Comment le couple EU-US a semé les graines de la guerre en Ukraine 

    par Jean-François Le Drian

    Jean-François Le Drian

    Juriste et scientifique de formation, Jean-François Le Drian mène depuis plus de trente ans des recherches qui l’ont conduit à s’intéresser à des domaines variés comme les neurosciences, la psychologie, la logique formelle, la philosophie des sciences, l’épistémologie, la linguistique ainsi que la théologie. Il confronte sa réflexion avec nombre de grands spécialistes dans leur domaine. Il est président-fondateur du cercle de pensée et d’action Libre – Puissante – Souveraine.

    Les manifestations d’EuroMaïdan de 2013-2014 en Ukraine ont marqué un tournant décisif dans l’histoire du pays, entraînant un changement radical de son orientation géopolitique et contribuant à l’éclatement d’un conflit armé.

    Cet article analyse comment les stratégies de l’Union européenne (UE) et des États-Unis (USA), notamment à travers l’expansion de l’OTAN, de l’UE, et les pressions économiques, ont semé les graines de la guerre en Ukraine.

    En examinant les événements clés, les déclarations officielles et les politiques mises en œuvre, nous cherchons à mettre en lumière les intérêts complexes qui ont alimenté cette crise.

    Une question centrale se pose : le bouleversement de 2014 doit-il être qualifié de révolution ou de coup d’État ? Ce texte invite le lecteur à réfléchir sur les responsabilités des acteurs internationaux et leurs conséquences dramatiques.

    Selon Zbigniew Brzezinski, un stratège néoconservateur influent dont les idées ont marqué la politique étrangère américaine, l’espace post-soviétique, en particulier les anciennes républiques de l’URSS, constitue un « vaste trou noir » à la fois dangereux et riche en ressources, notamment en hydrocarbures.

    (…)

    Dans son édition de juillet 2004, Le Monde diplomatique résumait ainsi cette vision :

    Le Monde diplomatique en juillet 2004 résumait ainsi la pensée de ce néoconservateur américain :

    Mal désoviétisée, la Russie devrait être définitivement séparée de l’Ukraine, refoulée du Caucase et de l’Asie centrale, dont les hydrocarbures seraient exportés hors de son contrôle. Moscou affaibli, l’équilibre géopolitique serait plus favorable. On pourrait affranchir les républiques nord-caucasiennes, cette « constellation de petites enclaves ethniques encore sous domination russe ». Les deux Azerbaïdjan (ex-URSS et Iran) se réunifieraient.

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    Cette analyse reflète une stratégie occidentale visant à réduire l’influence russe dans son ancien espace soviétique, en favorisant une intégration des pays voisins à l’UE et à l’OTAN.

    Dès 1992, c’est à dire au lendemain de l’effondrement de l’URSS, la stratégie américaine pour l’Europe était la suivante :

    • Élargissement de l’Otan et de la Communauté économique européenne (CEE) vers l’Est.
    • Œuvrer contre une trop forte intégration des douze ayant pour effet de compromettre l’intégration des pays de l’Est.
    • Empêcher les douze de mettre en place un système autonome de défense européen.
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    La question de l’élargissement de l’OTAN vers l’Est appartient donc à un agenda ancien.

    Un document déclassifié datant du 9 février 1990 rapporte une promesse faite par le secrétaire d’État américain James Baker au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev lors des négociations sur la réunification allemande :

    Si nous maintenons une présence dans une Allemagne membre de l’OTAN, il n’y aura pas d’extension de la juridiction de l’OTAN d’un seul pouce vers l’Est.

    Bien que cette assurance n’ait pas été formalisée dans un traité, elle a été perçue comme un engagement moral par la Russie, alimentant les accusations de « promesses trahies » face à l’élargissement ultérieur de l’OTAN vers les pays de l’ancien bloc soviétique.

    D’ailleurs, le 4 avril 2008, lors de la session du Conseil OTAN-Russie à Bucarest, le président russe Vladimir Poutine s’opposa fermement à l’élargissement de l’OTAN, perçu comme une provocation visant à préparer le terrain pour une intégration à l’UE.

    La guerre russo-géorgienne d’août 2008, qui éclata dans les régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, fut une conséquence logique de ces tensions, bien que le conflit ait des racines historiques plus profondes, notamment les relations tendues entre la Russie et ces régions, exacerbées par l’orientation pro-occidentale du président géorgien Mikheil Saakachvili.

    En définitive, le sommet de Bucarest, où l’OTAN promit un futur élargissement à l’Ukraine et à la Géorgie, joua un rôle de catalyseur.

    Discours de Georges Bush

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    Cinq ans plus tard, en 2013, la Communauté des États indépendants (CEI), regroupant 12 anciennes républiques soviétiques actives, ambitionnait de se transformer en une union douanière, à l’image de la Communauté économique européenne.

    Alors que l’Ukraine s’apprêtait à renforcer ses liens économiques avec la Russie, des oligarques ukrainiens, menés par Petro Porochenko, l’une des plus grandes fortunes du pays, plaidèrent pour un accord d’association avec l’UE.

    C’est ainsi que lorsqu’il fut nommé ministre du commerce, Porochenko négocia ce projet d’association qualifié de « plus ambitieux accord bilatéral » jamais signé par l’UE, lequel se traduisait par une baisse de 99% des droits de douane.

    L’UE exigeait qu’elle choisisse entre son accord de libre-échange approfondi et complet (DCFTA) et l’union douanière avec la Russie, présentant cette décision comme un choix exclusif entre deux blocs géopolitiques.

    Sur le plan économique, l’Ukraine traversait une année difficile. C’est pourquoi le président Viktor Ianoukovytch demanda une aide annuelle de 20 milliards d’euros à l’UE, qui ne proposa que 610 millions d’euros, conditionnés à des réformes, le président français François Hollande ayant répondu : « Nous n’allons pas payer l’Ukraine pour qu’elle signe l’accord d’association » (The Telegraph, 29/11/2013)

    Ainsi en 2013, l’Ukraine se retrouvait donc face à un dilemme aux conséquences dramatiques.

    Vladimir Poutine considérait qu’« un accord de libre-échange Ukraine-UE représenterait une grande menace pour la Russie et déboucherait sur une hausse du chômage » et posa la question suivante : « Devons-nous étrangler des pans entiers de notre économie pour que l’Europe nous apprécie ? (BBC 26.11.13)

    Aussi, Ianoukovytch proposa un accord trilatéral incluant la Russie pour éviter d’exclure l’un des deux partenaires, mais l’UE, représentée par Barroso, rejeta cette proposition, déclarant : « Lorsque nous signons un accord bilatéral, nous n’avons pas besoin d’un traité trilatéral. »

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    Finalement, la Russie offrit à l’Ukraine une aide de 15 milliards de dollars et une réduction du prix du gaz, formalisées dans un accord signé par Ianoukovytch le 17 décembre 2013. Cependant, Petro Porochenko et d’autres oligarques pro-UE poursuivirent une autre voie, plaidant pour l’intégration européenne.

    Malheureusement l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Porochenko en décida autrement.

    À ce stade, il convient d’examiner la thèse selon laquelle, les EU et surtout les USA manipulèrent le pouvoir contestataire des Pro-UE et créèrent le mouvement EuroMaïdan financé en partie par le ministre oligarque, Petro Porochenko.

    Le 7 février 2014, le Kyiv Post, un journal Ukrainien pro-occidental faisait état d’un sondage basé sur un échantillon représentatif de 2600 personnes, selon lequel 48 % ne souhaitaient pas de rapprochement entre l’Ukraine et l’Europe et ne soutenaient pas le mouvement « EuroMaïdan » contre 45 % des sondés qui supportaient les manifestations.

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    Coup d’État ou révolution ?

    Lorsqu’un gouvernement, supporté par la moitié de la population, et contesté par l’autre moitié, est renversé par l’usage de la violence, doit-on parler de « Révolution » ou de « Coup d’État » ?

    Si les Gilets jaunes en France avaient renversé le gouvernement, la communauté internationale aurait-elle salué une révolution ?

    La manipulation des mouvements contestataires, théorisée lors de la guerre du Kosovo dans les années 1990, semble s’être répétée en Ukraine.

    EuroMaïdan, alimenté à la fois par un mécontentement populaire sincère et par des influences extérieures, a conduit à un changement de pouvoir violent, soulevant des interrogations sur le rôle des acteurs étrangers dans la destinée de l’Ukraine.

    Avioutskii, Viatcheslav dans son article « La Révolution orange en tant que phénomène géopolitique« , Hérodote, vol. 129, no. 2, 2008, pp. 69-99, écrit ceci en parlant de la révolution dite « orange » de 2004 :

    L’opposition a pu compter sur l’aide des ONG et fondations occidentales « spécialisées » en révolutions de velours telles Freedom House et la fondation Open Society Institute de George Soros, mais aussi des think tanks américains comme le National Democratic Institute (NDI), dépendant du Parti démocrate, ou encore l’International Republican Institute (IRI), lié au Parti républicain.

    Ces organisations avaient de nombreux relais sur place parmi lesquels figure l’acteur le plus important – le mouvement étudiant Pora. Au-delà de cette influence indirecte, les États-Unis et l’Union européenne ont utilisé des canaux officiels pour exercer une forte pression afin que les élections se déroulent honnêtement. Le président polonais Aleksander Kwas´niewski et son homologue lituanien Valdas Adamkus, accompagnés de Javier Solana, ont été appelés à offrir leur médiation durant la crise de novembre 2004. »

    Il conclut :

    Il est indéniable que les campagnes organisées par les mouvements de jeunesse, comme Pora, se sont révélées efficaces dans la transformation politique de l’espace postcommuniste.

    Elles s’appuient sur des militants formés et financés par des ONG et des fondations essentiellement américaines qui mettent à leur disposition un canevas intellectuel, des formations pratiques et d’importants moyens financiers et matériels.

    Ces organisations de jeunesse qui agissent par-delà les frontières et constituent de ce fait des mouvements transnationaux remettent en cause le principe de souveraineté nationale qui dominait auparavant l’analyse géopolitique classique. Les États-Unis s’avèrent être les pionniers en la matière, même s’ils n’ont pas le monopole de ce principe.

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    La transcription ci-dessous d’une interview de Georges Soros par CNN démontre qu’effectivement les US n’ont jamais cessé d’agir sur l’opinion publique ukrainienne.

    ZAKARIA : D’abord sur l’Ukraine. L’une des choses que beaucoup de gens ont reconnues à votre sujet, c’est que vous, pendant les révolutions de 1989, avez financé de nombreuses activités dissidentes, des groupes de la société civile en Europe de l’Est et en Pologne, en République tchèque. Faites-vous des choses similaires en Ukraine ?

    SOROS : Eh bien, j’ai créé une fondation en Ukraine avant que l’Ukraine ne devienne indépendante de la Russie. Et la fondation fonctionne depuis. Et cela a joué un – un rôle important dans les événements maintenant. » (Il parle des évènements de Maïdan).

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    Victoria Nuland, la célèbre sous-secrétaire d’État américaine qui prononça le fameux « Fuck the EU », révélait le 13 décembre 2013 devant la fondation US-UKRAINE que les États Unis avaient dépensé 5 milliards de dollars pour aider les ukrainiens à « satisfaire » leurs « aspirations », à savoir se détourner de la Russie pour rejoindre l’Occident.

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    Le 7 février 2014, BBC NEWS reproduisait la transcription d’une conversation entre Victoria Nuland et l’Ambassadeur US en Ukraine et titrait :

    La fuite de la conversation téléphonique de Victoria Nuland (avec l’ambassadeur américain en Ukraine) montre la mainmise des US sur l’Ukraine.

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    On y entend Victoria Nuland échanger avec l’Ambassadeur américain en Ukraine et proférer son célèbre « Fuck the UE ».

    La transcription de cette conversation met en scène une V. Nuland qui bloque un candidat pour le poste de premier ministre et choisit seule son candidat qui sera effectivement désigné 1er ministre par la suite.

    Ci-dessous, un extrait de la fameuse transcription de la conversation de V. Nuland avec l’ambassadeur des US en Ukraine (Pyatt) :

    NULAND: Je ne pense pas que Klitsch (l’actuel Maire de Kiev et ancien boxeur, Wladimir Klitschko) devrait entrer dans le gouvernement, ce n’est pas nécessaire, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

    PYATT: Oui. Je suppose… en cette matière qu’il n’entre effectivement pas dans le gouvernement, laissez-le simplement rester dehors et faire ses devoirs politiques et tout.

    Je pense juste en termes de sorte de processus qui va de l’avant, nous voulons garder les démocrates modérés ensemble.

    Le problème va être Tyahnybok [Oleh Tyahnybok, l’autre chef de l’opposition] et ses gars et je suis sûr que cela fait partie de ce que [le président Viktor] Ianoukovitch calcule sur tout cela.

    NULAND: Je pense que Lats (Latseniouk) est le gars qui a l’expérience économique, l’expérience de gouvernance. Il est le… ce dont il a besoin, c’est de Klitsch et de Tyahnybok à l’extérieur.

    Il doit leur parler quatre fois par semaine, tu sais. Je pense juste que Klitsch entre… il va être à ce niveau en travaillant pour Yatseniuk, ça ne marchera tout simplement pas.

    PYATT: Ouais, non, je pense que c’est vrai. D’ACCORD. Bien. Voulez-vous que nous organisions un appel avec lui comme prochaine étape ? 

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    John McCain, Victoria Nuland, Pyatt à Kiev lors du coup d’État de Maïdan

    Justement, le 27 février 2014, cinq jours après la destitution du président Ianoukovytch, dont l’élection avait été certifiée par l’OSCE, Latseniouk est nommé premier ministre.

    Victoria Nuland, nomme donc le Premier ministre ukrainien, au moins 3 semaines avant que la chute supposée non programmée du président régulièrement élu se produise.

    Par la suite, des personnes nées à l’étranger se verront attribuer la nationalité Ukrainienne juste quelques heures avant leurs prises de fonction de sorte à intégrer le nouveau gouvernement.

    Le journal Le Monde rapportera le 2 décembre 2014 ce qui suit :

    Cette équipe comporte une surprise de taille et une nouveauté : trois étrangers y prennent des responsabilités de premier ordre.

    Le ministère des finances est attribué à Natalia Iaresko, ressortissante américaine d’origine ukrainienne, qui a fait une partie de sa carrière au département d’Etat, le ministère des affaires étrangères américain, avant de travailler dans le privé » où elle supervisera un fonds de capital-investissement créé par le gouvernement américain pour investir dans le pays, et sera PDG d’Horizon Capital, une société d’investissement qui administre divers investissements occidentaux dans le pays

    Un Lituanien, Aïvaras Arbomavitchous, ancien champion de basket mais surtout dirigeant de la filiale kiévienne du fonds d’investissement East Capital, est nommé à l’économie.

    Enfin Sandro Kvitachvili, ancien ministre géorgien de la santé et du travail, prend le ministère de la santé, un poste important tant le système de santé ukrainien est miné par la corruption.

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    Le Monde poursuit :

    Ces trois entrées détonantes sont une initiative du président Porochenko, qui a réservé aux « étrangers », comme les désigne déjà la presse ukrainienne, une partie des postes qui revenaient à son parti. Les décrets de naturalisation ont été pris en urgence, mardi.

    Sur la conversation entre Nuland et l’Ambassadeur, l’article de la BBC précisera :

    le gros de la conversation montre que les US manipulent l’Ukraine autant que le fait la Russie, et c’est là le vrai désastre diplomatique.

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    Ce que révèle cet enregistrement, c’est que Victoria Nuland semble considérer que la chute du Président en exercice est acquise.

    Une telle certitude pourrait s’expliquer soit par une intelligence de l’histoire et des évènements, soit plus simplement parce qu’un plan a été élaboré à cet effet.

    Ceux qui pourrait douter qu’un tel plan ait pu être envisagé et seraient tentés de considérer cette hypothèse comme complotiste, ne sont certainement pas familiers avec le concept de « regime change » qui est devenu une spécialité des US au soutien de laquelle la division des « opérations psychologiques » est mobilisée.

    À titre d’exemples, sur la mise en application pratique des techniques de « regime change » des US, l’article ci-dessous recense 7 gouvernements étrangers qui furent renversés au moyen d’opérations menées par la CIA.

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    Rétrospectivement, le Think Tank CATO INSTITUTE déclarait en 2017 concernant les évènement de Maïdan de 2014 : « L’ampleur de l’ingérence de l’administration Obama dans la politique ukrainienne était à couper le souffle. »

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    Un deuxième élément vient étayer la thèse de l’orchestration du coup d’État, il s’agit de la mise en œuvre d’une opération de type « false flag », « fausse bannière » en français.

    Concrètement, des snipers tirèrent sur la foule avec des balles réelles provoquant la mort de nombreux manifestants.

    L’opinion publique considéra que les forces gouvernementales étaient responsables de ce massacre de civils et que le Président Ianoukovytch avait lui-même ordonné de tirer sur la foule.

    Non seulement la communauté internationale fut outrée par ces tirs sur la foule mais surtout, des Ukrainiens de l’Ouest qui à l’origine n’étaient pas pro-EU basculèrent dans le mouvement pro-Euromaïdan.

    Finalement le président ukrainien sera démis par le parlement, bien que la loi constitutionnelle ne le permettait pas, et ce, en l’absence de vote des députés élus de son propre parti.

    Depuis, des chercheurs ont travaillé sur les images et en particulier un chercheur ukro-canadien qui décrit son étude comme il suit :

    Cette étude analyse les révélations du procès et de l’enquête en Ukraine concernant le massacre qui a eu lieu à Kiev le 20 février 2014.

    Ce massacre de manifestants et de policiers sur le Maïdan est un cas emblématique de violence politique en Ukraine et dans le monde parce qu’il a conduit au renversement du gouvernement de Ianoukovitch et finalement à l’annexion russe de la Crimée, la guerre civile et les interventions militaires russes dans le Donbass, ainsi que les conflits entre la Russie et l’Ukraine ainsi que l’Ouest, que la Russie a aggravés en envahissant illégalement l’Ukraine en 2022.

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    La majorité absolue des manifestants blessés de Maïdan, près de 100 témoins à charge et à décharge, des vidéos synchronisées et des informations médicales et médicales, les examens balistiques effectués par des experts gouvernementaux ont montré sans équivoque que les manifestants de Maïdan ont été massacrés par des tireurs d’élite situés dans des bâtiments contrôlés par Maïdan.

    Cependant, à ce jour, en raison du caractère politiquement sensible de ces découvertes et de cette dissimulation, personne n’a été condamné pour ce massacre.

    L’article discute des implications de ces révélations pour la guerre entre l’Ukraine et la Russie et pour l’avenir des relations russo-ukrainiennes.

    La conclusion de ce chercheur qui a peiné à s’imposer mais qui fait désormais l’objet d’un consensus, c’est que les tirs adressés à la foule provenait de bâtiments contrôlés par les pro-maïdan.

    Ainsi, la réalité de l’opération « false flag », « fausse bannière » est raisonnablement établie.

    On peut par conséquent parler d’un véritable coup d’État, d’une opération de « regime change« .

    Les US ont-ils validé l’opération « fausse bannière » et participé à l’organisation du coup ?

    En 2014, une fuite téléphonique entre la cheffe des Affaires étrangères de l’UE Catherine Ashton et le ministre estonien des Affaires étrangères Urmas Paet a révélé que ceux-ci avaient discuté d’une possible opération fausse bannière.

    La conversation de 11 minutes fut publiée sur YouTube.

    Lors de cet appel, Paet déclare qu’on lui avait dit que les tireurs d’élite responsables des meurtres de policiers et de civils à Kiev le mois dernier étaient des provocateurs du mouvement de protestation plutôt que des partisans du président de l’époque, Viktor Ianoukovitch.

    Ashton répond : « Je ne savais pas… Mon Dieu. » « Il y a donc une compréhension de plus en plus forte que derrière les tireurs d’élite, ce n’était pas Ianoukovitch, mais quelqu’un de la nouvelle coalition », dit Paet.

    Texte publié pour la première fois dans: Jean-François Le Drian, « EuroMaïdan : Comment le couple EU-US a semé les graines de la guerre en Ukraine »,  Journal d’idées, 17 novembre 2024

    septembre 11, 2025
  • La diplomatie de la destruction

    La diplomatie de la destruction

    Un site analysant la géopolitique mondiale dans une optique de préservation de la paix.

    par Djoomart Ortobaev,
    05 septembre 2015

    Djoomart Otorbaev (18 août 1955) a été Premier ministre du Kirghizistan. Physicien de formation (doctorat à l’Institut de physique générale de l’Académie des sciences de l’URSS), il mène une carrière de professeur et de chercheur à l’université d’État du Kirghizistan, puis à l’université technologique d’Eindhoven aux Pays-Bas. Il devient ensuite PDG de Philips Electronics en République kirghize. En 2001, il a été nommé conseiller économique du président du Kirghizistan. Entre 2006 et 2011, il a travaillé comme conseiller principal de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). En 2012, il devient premier vice-Premier ministre du Kirghizistan et, en 2014, Premier ministre. Il démissionnera un an plus tard pour des raisons politiques. Aujourd’hui, Otorbaev est membre du conseil d’administration de l’Université nationale kirghize et collabore régulièrement à divers médias tels que Project Syndicate, China Daily, Valdai Discussion Club, etc. Son livre, « Central Asia’s Economic Rebirth in the Shadow of the New Great Game », a été publié en 2023 par Routledge au Royaume-Uni.
    Les Occidentaux passent leur temps à insulter le président russe Vladimir Poutine, allant même jusqu'à la traiter de "cannibale". Quel est le but de ces insultes ? Elles n'affaiblissent pas la Russie. Elles ne favorisent pas la victoire de l'Ukraine. Elles ne font pas avancer la paix. Leur seul effet est d'affaiblir la position de l'Europe, en limitant ses options diplomatiques. Djoomart Ortobaev conclut en écrivant: "L'Europe n'insulte pas seulement son adversaire. Elle insulte son propre avenir."
    Djoomart Otorbaev prend la parole

    Dans nos vies, il existe une règle tacite que tout le monde comprend : les insultes détruisent la confiance. Elles ne guérissent pas les blessures, elles les enveniment. Elles n’ouvrent pas les portes, elles les verrouillent.

    Si vous voulez vraiment mettre fin à une relation pour toujours, vous ne vous contentez pas de partir, vous insultez l’autre personne. C’est pourquoi les insultes personnelles sont l’arme la plus dangereuse qui soit en politique, où le coût d’une confiance brisée peut se mesurer en guerres.

    Et pourtant, les dirigeants occidentaux semblent avoir fait de l’insulte à Vladimir Poutine non seulement une habitude, mais aussi une stratégie.

    Le Kremlin a été clair. En 2017, Dmitri Peskov a déclaré que Poutine pouvait accepter les critiques, mais qu’il n’acceptait pas les insultes personnelles. 

    Mais les dirigeants occidentaux continuent de franchir cette ligne. Joe Biden a été le plus virulent. En mars 2022, il a qualifié Poutine de « dictateur sanguinaire », de « pur voyou » et de « boucher ». Il est allé plus loin en le qualifiant de « criminel de guerre ». Et en mars 2024, dans un discours de campagne dans un État pivot, Biden a réutilisé cette expression : « ce boucher de Poutine ».

    Emmanuel Macron, qui avait autrefois déclaré qu’il « n’utiliserait jamais de tels mots », a finalement qualifié Poutine de « cannibale à notre porte » et de « prédateur qui ne veut pas la paix ».

    Mais cette semaine, le chancelier allemand Friedrich Merz les a tous surpassés en déclarant que Poutine était « peut-être le criminel de guerre le plus brutal de notre époque » et en appelant ouvertement à l’épuisement économique de la Russie.

    Les insultes du chancelier allemand Friedrich Merz 

    La question se pose donc : quel est exactement le but de ces insultes ?

    La diplomatie existe pour garder la porte ouverte, même aux adversaires. Les négociations exigent un dialogue, pas des insultes. Les insultes personnelles ne font pas avancer la diplomatie, elles l’étouffent.

    Si la paix ne peut être obtenue que par la négociation, alors ce langage est non seulement antidiplomatique, mais aussi autodestructeur. Il ferme la voie à la négociation tout en entretenant l’illusion que la Russie peut seulement être vaincue, humiliée et contrainte à la capitulation.

    Mais nous entrons là dans le domaine de l’aberration : la Russie ne sera pas vaincue et contrainte à la capitulation. À lui seul, son arsenal nucléaire rend la chose impossible. Croire le contraire n’est pas une stratégie, c’est un fantasme. Et les fantasmes, lorsqu’ils sont élevés au rang de politique, conduisent à des catastrophes historiques de grande ampleur.

    Alors, que permettent réellement d’accomplir ces insultes ? Elles n’affaiblissent pas Poutine. Au contraire, elles renforcent son image au niveau national, le présentant comme la cible de l’hostilité occidentale.

    Elles ne font pas avancer la paix. Elles ne favorisent pas la victoire de l’Ukraine. Elles affaiblissent l’Europe, en limitant ses options diplomatiques, en érodant sa sécurité et en la poussant vers le précipice géopolitique.

    Dans la vie personnelle, les insultes mettent fin aux relations. En géopolitique, elles amenuisent le champ du possible.

    Si les dirigeants occidentaux pensent que traiter Poutine de tous les noms leur apportera la victoire, ils se trompent lourdement. 

    La seule issue à cette démarche est la défaite de l’Europe, vaincue non pas par les chars russes, mais par ses propres déclarations irresponsables.

    L’Europe n’insulte pas seulement son adversaire. Elle insulte son propre avenir.

    Et le plus tragique, c’est qu’elle risque de ne pas s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard.

    septembre 6, 2025
  • Interview de la présidente du CICR Mirjana Spoljaric

    Interview de la présidente du CICR Mirjana Spoljaric

    par Richard Werly

    « On critique le CICR pour se débarrasser de la responsabilité humanitaire qui incombe aux belligérants »

    La présidente du CICR Mirjana Spoljaric lance un cri d'alarme: "nous faisons face aux pires crises humanitaires".
    La présidente du Comité international de la Croix Rouge (CICR) parle sur les grands enjeux de l’heure: guerre en Ukraine, massacres de Gaza.
    Mirjana SpoljaricRichard Werly
    Présidente du Comité international de la Croix Rouge (CICR) depuis octobre 2022 le Comité International de la Croix Rouge (CICR). Née en Croatie, cette diplomate suisse passée par les Nations unies a la très lourde tâche, avec le directeur général de l’organisation Pierre Krähenbühl, de défendre sur tous les théâtres de guerre le droit international humanitaire et les Conventions de Genève, dont la Confédération helvétique est dépositaire. Est-ce devenu une mission impossible dans le monde de Donald Trump ? Le Droit international humanitaire (DIH) peut-il se relever des violations dénoncées, à Gaza ou en Ukraine, par le CICR ?Éditorialiste France-Europe pour le quotidien suisse Blick, Auteur de La France contre elle-même (Éditions Grasset, 2022). Ancien journaliste correspondant à Bangkok du Journal de Genève et de La Croix-L’Événement.
    Source: Richard Werly, « Entretien – ‘On critique le CICR pour se débarrasser de la responsabilité humanitaire qui incombe aux belligérants’ », Revue Défense Nationale (RDN), 31 août 2025.

    Commençons par l’Ukraine, ce conflit dans lequel la réputation, la responsabilité et la neutralité du Comité international de la Croix rouge ont été plusieurs fois mises en cause par les autorités de Kiev, qui l’accusent d’être du côté de l’agresseur russe. Aujourd’hui, le CICR peut- il y mener à bien sa mission ?

    Il est faux d’affirmer que le CICR entretient un quelconque lien avec la Russie. La vérité est que nous entretenons des liens avec tous les États dans le monde, car cela est indispensable pour mener à bien notre mission. Et partout nous fonctionnons de la même manière : en restant à équidistance de toutes les parties belligérantes afin de remplir le mandat que nous confèrent les Conventions de Genève. Il est important de répéter cette évidence dans une revue comme la RDN, lue par les militaires, les états-majors et les experts en géopolitique : tous les États, sans exception, ont les mêmes obligations de respecter ces conventions, de manière non transactionnelle et, indépendamment de ce que font les autres, y compris leurs ennemis. Or, comment y parvenir si l’on ne dialogue pas avec les parties en présence pour insister sur le respect du Droit international humanitaire (DIH) ?

    Soyons plus précis : le CICR opère en Ukraine et en Russie. De la même manière ? Avec le même degré d’accès ?

    Pour opérer en Ukraine, nous avons besoin de savoir ce qui se passe en Russie. Nous devons avoir, des deux côtés du front, accès aux prisonniers de guerre. Et c’est ce que nous nous efforçons de faire. Je le répète : il est faux de dire, comme je l’ai entendu à Kiev, que le CICR devrait se distancier d’un pays ou l’autre car il ne respecte pas le DIH – au contraire, c’est là où nous devons être plus présents et redoubler nos efforts. Notre mandat est strictement fondé sur le principe de neutralité qui, il est vrai, peut être difficile à comprendre et à accepter lorsque vous subissez une agression caractérisée. Nos modalités de confidentialité sont aussi compliquées à justifier face aux victimes ; mais cela fonctionne. L’histoire du CICR prouve que l’accès aux populations, y compris dans les situations les plus difficiles, est toujours meilleur si on reste neutre. N’oublions pas que les guerres sont aussi des batailles politiques et médiatiques. Chacun se positionne. Or il est devenu très populaire, pour certains politiques, de critiquer le CICR pour se débarrasser de la responsabilité qui leur incombe de respecter le droit international humanitaire.

    Concrètement, le CICR obtient des résultats ?

    Oui. Si nous n’étions pas là, la situation humanitaire et celle des prisonniers de guerre des deux camps seraient sans doute pires. Avons-nous accès à tous les endroits où nous réclamons systématiquement de nous rendre ? Non. Disposons-nous, comme nous le demandons, d’un accès répété aux sites d’internement des prisonniers, pour pouvoir vérifier leurs conditions de détention ? Non. Restent les faits : grâce à l’intervention et aux messages qui transitent via le CICR, 14 200 familles ont pu être, depuis le début de la guerre, informées de la situation de leurs proches disparus. Nous avons convoyé plus de 18 000 messages entre les détenus et leurs familles. Nous avons visité depuis l’escalade du conflit 6 700 prisonniers de guerre, principalement en Ukraine. Est-ce suffisant ? Non. Nos statistiques ne correspondent malheureusement pas au nombre de personnes disparues. Au moment où nous parlons, des dizaines de milliers d’Ukrainiens sont à la recherche de leurs fils ou de leurs parents. Le travail du CICR consiste aussi, grâce à nos banques de données, à mettre des noms sur des disparitions, à vérifier les identités. C’est un travail très minutieux, essentiel, qui va durer très longtemps, même en cas d’accord de paix et de cessez-le-feu.

    Le Comité international de la Croix Rouge va donc rester en Ukraine au-delà d’un possible règlement du conflit ?

    Bien sûr. C’est ce qui se passe dans les Balkans. Nous serons toujours là bien après l’arrêt des combats que nous espérons tous. Je pense que le CICR sera présent en Ukraine, et dans les territoires contestés par les deux pays, pendant des décennies. C’est la réalité de la guerre. Elle se prolonge au-delà du retour de la paix.

    Prenez le cas de la Syrie, où j’ai effectué une mission en janvier. Actuellement, nous gérons un total de 31 000 cas de disparus. L’angoisse des familles à la recherche de leurs proches disparus met en évidence les souffrances qui pourraient être évitées si le CICR était en mesure de rendre visite aux détenus afin de contrôler leurs conditions de détention et de leur permettre de rester en contact avec leurs familles.

    Notre mission est de maintenir cette dynamique et de déployer tous les efforts nécessaires pour y parvenir. Le CICR réaffirme son engagement envers les populations touchées par les conflits. C’est l’essence même de notre mandat.

    L’une des conséquences du conflit en Ukraine est le réarmement de l’Europe. Les dépenses de défense augmentent de façon importante sur le Vieux Continent, en particulier au sein de l’OTAN. La Suisse, malgré sa neutralité, est aussi concernée. Bref, presque tous nos pays, d’une façon ou d’une autre, consolident leur défense. On parle de la menace russe. On parle de guerre hybride. Le CICR est concerné ?

    C’est une évidence. Tous les responsables militaires et politiques européens – puisque vous me parlez de l’Europe – doivent en avoir conscience : dès que vous prenez la décision de vous armer davantage et de vous préparer à une guerre éventuelle, la question du droit international humanitaire est centrale, incontournable. Vos armées, vos soldats ont intérêt à ce que les éventuels belligérants respectent le DIH. Il est impossible d’investir massivement dans la défense et d’ignorer les conséquences humanitaires. Se préparer à la guerre et à affronter des menaces, c’est aussi entraîner vos armées au respect du DIH. Vous devez disposer des moyens et des outils pour cela. La protection des populations civiles, des installations médicales et des infrastructures civiles, le respect des équipes du CICR et des convois humanitaires, tout cela fait partie intégrante de la guerre. Mon message aux gouvernements européens est : c’est votre responsabilité, comme État. Le CICR peut offrir un soutien technique. Mais ce sont les belligérants qui ont le dernier mot et doivent se mettre d’accord. C’est pour cette raison que nous demandons à nos interlocuteurs de l’Union européenne et de l’Otan de faire du DIH une priorité de leur politique de sécurité et de défense.

    À ce stade, il nous faut parler de Gaza. Ce conflit n’est-il pas le cimetière du droit international que vous défendez ?

    Ce qui se passe à Gaza est une négation de toutes les normes morales et juridiques. Je me suis moi-même rendu à nouveau dans les territoires palestiniens en janvier 2025. J’ai pu constater de mes propres yeux les conditions épouvantables dans lesquelles vit la population civile palestinienne. Il ne reste plus aucune dignité pour les habitants de Gaza. Gaza est détruite dans sa totalité. Cette enclave n’est plus vivable. Ce que j’ai vu en janvier n’était déjà pas tenable et la situation humanitaire s’est massivement détériorée jusqu’à aujourd’hui. Nous ne sommes pas en mesure de faire rentrer le matériel nécessaire pour équiper adéquatement notre hôpital de campagne à Rafah. Médicaments, eau, nourriture… Tout manque. C’est une horreur humanitaire.

    Comment en finir ?

    Il est très clair que nous demandons l’arrêt des combats, la distribution rapide et sans entrave d’aide humanitaire impartiale dans l’ensemble de Gaza, et la libération inconditionnelle des otages. Nous l’avons demandée dès le début de ce conflit, tout de suite après le 7 octobre 2023. Le CICR a joué un rôle clé dans la libération de plus de 149 otages et 1 709 détenus. Mais on ne peut rien faire sans un cessez-le-feu et sans volonté politique. Il est crucial que les droits les plus élémentaires de la population civile de Gaza soient respectés. C’est une obligation pour la communauté internationale tout entière. Si on n’arrive pas à revenir à un meilleur respect du DIH, ce qui se passe à Gaza restera comme une faillite morale majeure pour tous les États.

    Plus les combats se poursuivent, plus cette faillite morale pèse sur nos épaules, notamment pour les pays occidentaux alliés d’Israël ?

    Avant tout, Israël a une responsabilité principale et immédiate pour ce qui se passe à Gaza, y compris en tant que puissance occupante. Ce pays ne peut pas échapper aux responsabilités qui incombent à tous les États signataires des conventions de Genève de respecter et faire respecter le DIH. Je demande à tous les chefs des États de prendre leurs téléphones et d’appeler leurs alliés à respecter le droit international humanitaire.

    On entend souvent, en particulier dans les pays du sud, des dirigeants dénoncer le « deux poids deux mesures » des Occidentaux qui dénoncent les frappes russes sur l’Ukraine, mais se montrent beaucoup plus prudents sur Gaza. Ce déséquilibre problématique, le CICR le ressent-il aussi, vu que votre organisation est présente dans le monde entier ?

    Il est évident que plus la tragédie à Gaza se prolonge, plus les dirigeants, les gouvernements, les factions, les mouvements et les milices du monde entier sont encouragés à considérer le droit international humanitaire comme facultatif et à le bafouer. Nous n’avons pas les moyens de nous le permettre. Ce qui se passe à Gaza informe de manière extrêmement dangereuse ce qui se passe dans tous les conflits, que ce soit au Soudan, en Ukraine, en République Démocratique du Congo ou au Myanmar, où j’étais il y a quelques mois. Les interprétations permissives et la tolérance vis-à-vis des violations du droit de la guerre sont des signaux qui influencent la conduite des hostilités ailleurs. On ne peut pas laisser cela durer. Nous devons impérativement renverser cette tendance. C’est pour cette raison que le CICR a lancé une initiative globale, avec le soutien de la France, du Brésil, de la Jordanie, de l’Afrique du Sud, de la Chine et du Kazakhstan, en faveur d’une conférence internationale fin 2026 appelant à faire du respect du droit international humanitaire une priorité politique, dans le domaine diplomatique comme du point de vue militaire. Plus de 85 pays soutiennent déjà cet appel. Nous voulons avoir à bord, lors de cette conférence, tous les États signataires des conventions de Genève.

    La guerre en Ukraine, devenue largement une guerre des drones et des missiles, démontre combien la nature des conflits a changé. Les armes du futur vont encore accentuer ces bouleversements. Le CICR s’y prépare ?

    Les nouvelles technologies ont toujours modifié la conduite des hostilités et le comportement des combattants. Le plus frappant est l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le pilotage des drones, lesquels peuvent voyager à des milliers de kilomètres. Vous pouvez très bien déclencher une attaque depuis un autre pays. Vous pouvez procéder à une frappe létale, dévastatrice, depuis votre appartement. Or le droit international humanitaire demeure la règle, quelle que soit l’arme utilisée.

    Est-ce que cette mutation technologique rend plus difficile le travail et la mission du Comité International de la Croix Rouge ?

    Oui, c’est évident. Il est faux, en tout cas, de penser que la technologie élimine les lois et les règles : le DIH demeure pertinent et s’applique aux opérations militaires menées avec l’aide des nouvelles technologies.

    Sauf qu’avec l’intelligence artificielle, l’homme disparaît derrière l’arme…

    L’homme en tant que pilote oui, mais pas l’État, pas le commanditaire de l’action, pas le responsable de la décision de frapper. Il est faux de penser que le Droit international humanitaire ne s’applique pas. Il y a deux ans, le CICR a participé à l’élaboration d’un cadre normatif pour les armes autonomes, et le danger nous est apparu clairement avec la création d’armes à 100 % indépendantes d’un contrôle humain. Il faut mettre des barrières internationales pour clarifier ce qui peut être permis et ce qui ne peut pas l’être et empêcher la construction d’armes qui auraient un impact dévastateur comparable aux armes nucléaires.

    Vous parlez de communauté internationale, mais existe-t-elle encore ?

    Le multilatéralisme et le besoin d’organisations internationales n’est pas mort. Je refuse de considérer leur disparition comme une fatalité. La gouvernance globale est sous pression, c’est juste. Mais les États continuent de se parler, de négocier et même de faire des « deals ». Parler de fin du multilatéralisme est bien trop simple, bien trop réducteur. Ce qu’on observe et que le CICR déplore, c’est la dégradation des règles de la guerre et leur interprétation permissive. C’est la disparition de notre acquis humanitaire bâti au fil de plusieurs décennies de conflit. C’est la mise à mal du besoin de préserver l’humanité à tout prix. Nous allons tous payer cela très cher.

    Présider le Comité International de la Croix Rouge, ce n’est pas courir le risque d’être découragée face à la montée des périls que vous évoquez ?

    Le CICR a été créé, après la bataille de Solferino en juin 1859, dans les conditions d’une guerre atroce. Depuis la naissance du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, nous faisons face aux pires crises humanitaires. Nous n’allons sûrement pas lâcher prise au moment où le monde a le plus besoin de nous. Au contraire. Nous allons renforcer notre action et notre plaidoyer pour demander un accès humanitaire. Il n’est pas acceptable d’être systématiquement empêché de livrer des vivres et des cargaisons humanitaires, dans le seul but de venir en aide aux populations civiles. Nous allons aussi renforcer notre engagement en faveur du droit international humanitaire. Nous sommes résolus à mener ce combat politique. Les solutions ne sont pas militaires. Elles sont politiques. Nous devons mobiliser les États pour un meilleur État de droit, pour un meilleur respect des règles multilatérales. Et croyez-moi, je vais me battre pour cela. Je ne suis pas du tout découragée.

    Le CICR est une très grosse machine. L’organisation a traversé ces dernières années une crise financière sérieuse. En êtes-vous sorti ?

    La situation financière du CICR est toujours un sujet d’importance dans la mesure où les besoins humanitaires dépassent largement nos moyens. Nous devons souvent agir sans avoir les garanties financières adéquates. C’est dans ce contexte que nous avons fait face à une crise aiguë en 2023. Nous avons, en conséquence, réformé nos structures internes, réduit nos coûts opérationnels et supprimer plus de 4 000 postes. Est-ce suffisant pour l’avenir ? Rien n’est sûr, car nous sommes aujourd’hui soumis, comme tous les acteurs humanitaires, à de nouvelles pressions financières d’une dimension différente. Il faut regarder la réalité en face : toute l’architecture humanitaire est mise sous pression à cause de la volonté de retrait de nombreux donateurs, dont les États-Unis et d’autres soutiens traditionnels de l’action humanitaire, y compris la Suisse ou la France. De nombreux États, en particulier européens, sont aussi en train de baisser leurs budgets de coopération internationale pour investir davantage dans la défense. Mon message à ces pays est : ne renoncez pas au DIH et continuez de nous soutenir. Le CICR est souvent l’ultime preuve d’humanité, l’ultime secours, l’ultime rempart contre la barbarie absolue. Vous pouvez investir dans la défense. C’est votre décision souveraine. Mais ne le faites pas au détriment de votre devoir d’humanité.

    Un site analysant la géopolitique mondiale dans une optique de préservation de la paix.

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    septembre 1, 2025
  • Les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël

    Les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël

    Par Gilles Deleuze

    Gilles Deleuze a publié quelques textes pour la Revue d’Études Palestiniennes dans les années 1980. L’extrait qui suit est extrait d’un article intitulé « Grandeur de Yasser Arafat » qui était une réaction aux massacres de Sabra et Chatila perpétrés lors de l’invasion israélienne au Liban. Nous avons ôté les paragraphes d’introduction et de fin qui évoquaient les événements en question. Abstraction faite de ces références, le texte rédigé en 1983 n’a pas pris une ride. D’un côté, c’est désespérant parce ce que disait Deleuze il y a plus de 40 ans pourrait être répété aujourd’hui mot pour mot. Mais n’est-ce pas le propre des philosophes d’aller au cœur immobile de l’actualité ondoyante? Le titre proposé est tiré du texte ci-dessous.
    [Note des éditeurs]


    Gilles Deleuze en 1988-89 (photo extraite du documentaire L'Abécédaire produit par Pierre-André Boutang)
    Gilles Deleuze en 1988-89 (photo extraite du documentaire L’Abécédaire produit par Pierre-André Boutang)

    La cause palestinienne est d’abord l’ensemble des injustices que ce peuple a subies et ne cesse de subir. Ces injustices sont les actes de violence, mais aussi les illogismes, les faux raisonnements, les fausses garanties qui prétendent les compenser ou les justifier. (…) D’un bout à l’autre, il s’agira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais n’avait jamais été. 

    Les conquérants étaient de ceux qui avaient subi eux-mêmes le plus grand génocide de l’histoire. De ce génocide, les sionistes avaient fait un mal absolu. Mais transformer le plus grand génocide de l’histoire en mal absolu, c’est une vision religieuse et mystique, ce n’est pas une vision historique. Elle n’arrête pas le mal ; au contraire, elle le propage, elle le fait retomber sur d’autres innocents, elle exige une réparation qui fait subir à ces autres une partie de ce que les juifs ont subi (l’expulsion, la mise en ghetto, la disparition comme peuple). Avec des moyens plus “froids” que le génocide, on veut aboutir au même résultat.

    Les USA et l’Europe devaient réparation aux juifs. Et cette réparation, ils la firent payer par un peuple dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y était pour rien, singulièrement innocent de tout holocauste et n’en ayant même pas entendu parler. C’est là que le grotesque commence, aussi bien que la violence. Le sionisme, puis l’État d’Israël exigeront que les Palestiniens les reconnaissent en droit. Mais lui, l’État d’Israël, il ne cessera de nier le fait même d’un peuple palestinien. On ne parlera jamais de Palestiniens, mais d’Arabes de Palestine, comme s’ils s’étaient trouvés là par hasard ou par erreur. Et plus tard, on fera comme si les Palestiniens expulsés venaient du dehors, on ne parlera pas de la première guerre de résistance qu’ils ont menée tout seuls. On en fera les descendants d’Hitler, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le droit d’Israël. Mais Israël se réserve le droit de nier leur existence de fait. C’est là que commence une fiction qui devait s’étendre de plus en plus, et peser sur tous ceux qui défendaient la cause palestinienne. Cette fiction, ce pari d’Israël, c’était de faire passer pour antisémites tous ceux qui contesteraient les conditions de fait et les actions de l’État sioniste. Cette opération trouve sa source dans la froide politique d’Israël à l’égard des Palestiniens. 

    Israël n’a jamais caché son but, dès le début : faire le vide dans le territoire palestinien. Et bien mieux, faire comme si le territoire palestinien était vide, destiné depuis toujours aux sionistes. Il s’agissait bien de colonisation, mais pas au sens européen du XIXe siècle : on n’exploiterait pas les habitants du pays, on les ferait partir. Ceux qui resteraient, on n’en ferait pas une main-d’œuvre dépendant du territoire, mais plutôt une main-d’œuvre volante et détachée, comme si c’étaient des immigrés mis en ghetto. Dès le début, c’est l’achat des terres sous la condition qu’elles soient vides d’occupants, ou vidables. C’est un génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique : n’étant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes. L’extermination physique, qu’elle soit ou non confiée à des mercenaires, est parfaitement présente. Mais ce n’est pas un génocide, dit-on, puisqu’elle n’est pas le « but final » : en effet, c’est un moyen parmi d’autres.

    La complicité des Etats-Unis avec Israël ne vient pas seulement de la puissance d’un lobby sioniste. Elias Sanbar a bien montré comment les Etats-Unis retrouvaient dans Israël un aspect de leur histoire : l’extermination des Indiens, qui, là aussi, ne fut qu’en partie directement physique. Il s’agissait de faire le vide, et comme s’il n’y avait jamais eu d’Indiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant d’immigrés du dedans. À beaucoup d’égards, les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël. L’analyse marxiste indique les deux mouvements complémentaires du capitalisme : s’imposer constamment des limites, à l’intérieur desquelles il aménage et exploite son propre système ; repousser toujours plus loin ces limites, les dépasser pour recommencer en plus grand ou en plus intense sa propre fondation. Repousser les limites, c’était l’acte du capitalisme américain, du rêve américain, repris par Israël et le rêve du Grand Israël sur territoire arabe, sur le dos des Arabes.

    Gilles Deleuze, « Grandeur de Yasser Arafat », Revue d’Études Palestiniennes, no 10, hiver 1984, p. 41-43. Le texte est daté de septembre 1983. Repris en volume dans Gilles Deleuze, « Deux régimes de fous et autres textes », Éditions de Minuit, 2003, 384 pages.

    août 26, 2025
  • Quand la Finlande bascule dans la bêtise et l’aveuglement

    Régis de Castelnau

    Être limitrophe de la Russie n’est pas une situation facile. Même si celle de la Finlande est meilleure que celle de la Pologne située géographiquement et très précisément entre le marteau allemand et l’enclume russe. Ce qui l’amènera à faire ce que Marx avait déjà décrit au XIXe siècle « très courageusement les choses les plus stupides ». Et de continuer gaiement au XXIe siècle.

    La Finlande, qui est un petit pays c’est différent. La Russie tsariste a toujours considéré que la Finlande faisait partie de la Russie. Les bolcheviks n’ont pas repris ces revendications à leur compte et ont foutu la paix au minuscule voisin. Jusqu’au moment où Staline sachant bien ce qui l’attendait de la part de l’Allemagne nazie lança une guerre de rectifications de frontières (la Guerre d’hiver) qui lui permit après beaucoup de déboires d’arriver à ses fins. Le problème, c’est que les Finlandais profitèrent de Barbarossa pour déclarer la guerre à la Russie en s’alliant avec les nazis, le 26 juin 1941 soit quatre jours après l’offensive hitlérienne. Et en particulier, ils jouèrent un rôle important en bouclant l’atroce siège de Leningrad et en participant au massacre.

    Mais finalement, les Finlandais s’en sont bien tirés. En septembre 1944, après Bagration, les soviétiques étaient très occupés à terminer le conflit pour aller tuer la bête dans sa tanière. Aussi ils acceptèrent la demande finlandaise de sortir de la guerre et signèrent un armistice. Pour finir par mettre fin officiellement et juridiquement au conflit entre Union soviétique et la Finlande par un traité de paix signé à Paris en 1947. Les Finlandais qui s’en tirèrent très bien malgré leurs lourdes responsabilités dans ce qui fut infligé à l’URSS, mais le traité contenait une condition déterminante : la Finlande devait rester neutre sur le plan international. Avec les restrictions suivantes : la possession d’armes offensives telles que des missiles à longue portée, des sous-marins ou une aviation stratégique, le réarmement au-delà d’un certain seuil, la propagande fasciste ou revancharde.

    Après les débuts de la guerre froide, au traité de paix de 1947 fut ajouté un complément spécifique entre les deux parties qui prévoyait que la Finlande ne permettrait pas que son territoire soit utilisé pour une attaque contre l’URSS. Qui de son côté reconnaissait la souveraineté de la Finlande et s’engageait à ne pas interférer dans ses affaires intérieures, tant que la Finlande respectait ses engagements.

    Ce statut d’État neutre, lui permit un développement normal, une certaine autorité dans le concert international, et des relations cordiales avec son puissant voisin. Au point que le terme « finlandisation » entra dans le langage courant pour caractériser une solution particulièrement profitable dans le contexte de la guerre froide.

    En 1995, soit après la chute de l’Union soviétique aux droits de laquelle intervenait désormais la Russie, la Finlande décida d’adhérer à L’Union Européenne, sans que la Russie n’émette d’objections et considère qu’il s’agissait là d’une rupture de la condition de neutralité du traité de paix.

    La situation a complètement changé avec l’adhésion de la Finlande à l’OTAN le 4 avril 2023 qui a mis fin à plus de 75 ans de neutralité ou de non-alignement militaire. Outre la violation de cette condition fondamentale du traité de paix de 1947, cette décision donne aussi à l’OTAN une nouvelle frontière directe avec la Russie, longue de plus de 1 300 km. Provoquant une modification profonde de l’équilibre stratégique en Europe. Pire, en plus d’installation de bases de l’OTAN aux portes de la Russie, la Finlande a passé un accord spécial avec les États-Unis pour la prise de contrôle direct de 15 bases militaires finlandaises. Y prévoyant l’installation de missiles à portée intermédiaire.

    Force est de constater que le gouvernement Finlandais a purement et simplement déchiré un traité de paix qui mettait fin à un conflit militaire avec l’URSS aux droits de laquelle vient désormais la Russie. La condition de neutralité étant une condition substantielle de ce traité, celui-ci est donc désormais sans portée. Et les deux pays sont ainsi à nouveau officiellement et juridiquement en guerre.

    On peut s’interroger sur le niveau intellectuel de dirigeants qui au-delà de la crise économique générée par la fermeture des frontières, ont décidé de mettre fin à 75 ans de prospérité pour transformer leur petit pays de 5 millions d’habitants, en un outil de menace militaire directe pour la Russie, à 130 km de Saint-Pétersbourg ! Et qui n’ont pas réfléchi aux conséquences de leur situation au regard du droit international qui est celui de la réactivation de la déclaration de guerre de juin 1941.

    Histoire d’enfoncer le clou, ces imbéciles qui s’excitent à partir en guerre contre la première puissance militaire du monde, piétinent également allègrement la clause d’interdiction « de la propagande fasciste et revancharde » en invitant Ursula von der Leyen, la néo nazie mafieuse qui préside la Commission européenne à venir haranguer les foules et insulter le très robuste voisin.

    Et qui fidèle à son extrémisme n’hésite pas à éructer à l’égard d’un protestataire « Et quant à ceux qui manifestent et crient si fort, ils devraient être contents d’être en Finlande, un pays libre où la liberté d’expression est un droit ! A Moscou, ils seraient arrêtés ! » Au moment précis où ledit protestataire est arrêté par la police finlandaise.

    Formidable séquence qui illustre le basculement stupide et dangereux de l’Union Européenne dans un bellicisme absurde et dans la mise en place d’un système qui commence de plus en plus à s’apparenter à un néo fascisme.

    Source: Régis de Castelnau, « Quand la Finlande bascule dans la bêtise et l’aveuglement », Vu du Droit, 8 août 2025

    août 12, 2025
  • Cisjordanie occupée : le chagrin de Michael Sfard

    Cisjordanie occupée : le chagrin de Michael Sfard

    Régis de Castelnau

    Régis de Castelnau, « Cisjordanie occupée : le chagrin
    de Michael Sfard », Vu du droit, 5 août 2025

    Michael Sfard

    Le choix que j’ai fait il y a fort longtemps d’embrasser la profession d’avocat, était le fruit de ce que l’on appelle communément une « vocation ». Il y avait la place dans la Cité, le rôle multiséculaire et indispensable de défendre non le crime mais l’Homme selon la belle expression d’Henri Leclerc qui fut mon modèle. La possibilité aussi de l’engagement dans des combats qui dépassaient l’individuel, et bien sûr la reconnaissance du rôle social dont l’importance s’exprimait dans le port de la robe, et les privilèges qu’il octroyait. Mais finalement, à la réflexion en regardant ce que furent ces 52 années, je mesure que le premier moteur était spontanément celui du refus de l’injustice, et l’aversion pour l’arbitraire.

    Lorsqu’après le 7 octobre, au nom d’une vengeance biblique j’ai vu se déchaîner en Palestine une violence sans mesure dont les enfants furent les premières victimes innocentes, ce furent l’indignation et le refus qui s’exprimèrent immédiatement. J’en fut copieusement insulté, y compris par des proches devenus évidemment « anciens amis » qui me reprochèrent « d’avoir perdu ma boussole morale » (!) pour oser prendre le parti des « arabes » et m’opposer à un massacre devenu élément constitutif d’un génocide.

    Mais tout ceci s’est fait sans jamais oublier ce qu’Israël impose aux palestiniens de Cisjordanie, cet affreux système de domination, à base d’incroyable racisme, de spoliation, d’exploitation, de violences quotidiennes allant jusqu’à laisser à des colons, meurtriers fanatiques un quasi droit d’exécution individuelle sur les habitants de ces territoires occupés. Comme vient de le démontrer l’assassinat impuni d’Awdah Hathaleen.

    En Cisjordanie tout n’y est qu’arbitraire et injustice. Or cet arbitraire et ces injustices sont le moyen de priver les Palestiniens de leur dignité, et par conséquent de nier leur humanité. Et cette négation-là procède d’une volonté d’éradication qui relève elle aussi d’une volonté génocidaire. Si le massacre de Gaza peut provoquer l’épouvante et la colère, ce qui se passe en Cisjordanie, ce qui est imposé à ses habitants légitimes doit déclencher la rage.

    Je vais demander à ce stade à mes lecteurs d’excuser l’impudeur de ce qui précède. Mais il s’agissait d’introduire la publication d’un texte bouleversant, qui m’a noué la gorge, et confronté au chagrin de l’impuissance.

    Il est celui de quelqu’un que je ne connais pas, mais que je ne peux considérer que comme un frère. C’est un avocat israélien, de ceux qui sauvent l’honneur, et qui obligent à poursuivre.

    – o – o – o –

    Je veux dire quelque chose à propos de la Cisjordanie.

    Pas à propos de la famine, ni de la torture, ni de l’extermination.

    À propos du mal simple, personnel, (relativement) petit.

    Je suis avocat depuis 26 ans. Durant toutes ces années, j’ai représenté des Palestiniens vivant en Cisjordanie. J’ai représenté des individus, des familles, des communautés entières, et j’ai traité, en cumulé, des milliers de cas où l’armée, les colons, ou les deux, ont fait du mal à mes clients, les ont menacés ou harcelés.

    Je ne me suis jamais senti aussi impuissant qu’en ce moment.

    En Faculté de Droit, on nous enseigne les dangers du pouvoir arbitraire — ce pouvoir sans contrôle, sans contrainte juridique, échappant à toute institution chargée de le contenir. Quand on y pense, on imagine des pays lointains, des époques révolues. On pense au seigneur féodal expulsant un vassal sur un coup de tête, au roi qui s’empare du seul agneau d’un pauvre, au fonctionnaire du parti unique qui, d’un clin d’œil, fait arrêter un voisin gênant. On pense à des endroits sans justice, ou du moins sans justice indépendante, sans éthique professionnelle.

    Et aujourd’hui, depuis des mois, en Cisjordanie, je regarde droit dans les yeux un pouvoir brut, violent, arbitraire.

    Chaque semaine, chaque jour — parfois plusieurs fois par jour — mon bureau reçoit des signalements d’usage arbitraire de la force :

    • Des colons envahissent des terrains privés, harcèlent les propriétaires, effraient les enfants.
    • Des colons arrachent des arbres.
    • Un colon en uniforme militaire fouille la tente d’un berger, casse du matériel, renverse l’eau potable.
    • Des soldats démontent les caméras de surveillance installées sur des maisons palestiniennes pour documenter le harcèlement et la violence.
    • Des soldats confisquent les serveurs où les images sont stockées.
    • Des biens sont saisis par la police ou les soldats, sans procès-verbal, sans document de saisie.

    Ceux qui tentent de protester — sont arrêtés.

    Des colons, soutenus par des soldats, empêchent les paysans d’accéder à leurs terres. Aucune explication n’est donnée.

    La police n’applique pas les ordonnances de protection émises par les tribunaux israéliens contre les colons harceleurs, n’enquête pas sur les violations, n’arrête pas les auteurs, même lorsque les menaces persistent.

    La police refuse de prendre les plaintes sur place ou par téléphone — « Venez au poste », disent-ils (et attendez cinq heures dehors, sous la chaleur).

    Rien de tout cela n’est légal.

    Rien de tout cela n’est légal.

    Rien, rien de tout cela n’est légal — même selon les lois de l’occupant, même selon le droit militaire en vigueur dans le territoire.

    Et rien de tout cela n’est nouveau — sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus personne à qui parler.

    Il y avait autrefois un numéro, un commandant, un officier, un procureur, un conseiller juridique — quelqu’un qui montrait un soupçon de honte.

    Aujourd’hui, il n’y a plus personne à qui parler.

    Soit ils ne répondent pas.

    Soit ils répondent avec hostilité.

    Soit ils répondent — et ignorent.

    Ceux qui aidaient, ceux dont c’était le travail d’aider, ceux qui comprenaient autrefois que leur mission était d’imposer la loi aux civils et soldats israéliens — ils disparaissent, changent de poste, prennent leur retraite, ou se conforment à l’esprit du temps, aussi laid soit-il.

    La police, l’armée et les colons ont toujours été, en grande partie, un seul et même corps — mais il y avait des failles entre eux, à travers lesquelles on pouvait parfois obtenir réparation, à travers lesquelles on pouvait contenir, un peu, le monstre de la suprématie juive.

    Aujourd’hui, c’est un bloc compact de mal distillé.

    Et un autre client envoie un message WhatsApp, et encore un autre. Et mon équipe et moi perdons la tête.

    Il n’y a plus personne à qui parler.

    Je ne trouve de réconfort que dans une chose : savoir qu’un jour, vous tous, tous ceux qui servez cette machine du mal — vous devrez expliquer à vos enfants, à vos petits-enfants, et à vous-mêmes comment il se fait — que vous avez échoué à rester humains.

    Il y aura des musées qui raconteront votre histoire — et celle de vos victimes.

    Parce que cela ne durera pas éternellement.

    L’humanisme ne perdra pas cette bataille — et moi, j’y resterai toujours aux côtés de celles et ceux à qui, dans vos esprits et dans vos cœurs, vous avez déjà arraché toute humanité.

    Michael Sfard, Israeli human-rights lawyer, speaks out”,
    Jewish Voice for Labour, 30 July, 2025

    août 7, 2025
  • L’assassinat du cuisinier de Gaza

    Nous sommes le samedi 30 novembre 2024 à Beit Lahiya, petite ville au nord de la bande de Gaza. Mahmoud Almadhoun quitte l’abri temporaire où il a passé la nuit et il se rend à l’hôpital Kamal Adwan pour livrer de la nourriture comme il le fait depuis le mois de mars. Il a marché une trentaine de mètres et un drone l’attendait, tirant sa roquette, l’abattant du premier coup. Mahmoud Almadhoun avait tout juste 33 ans. Dix jours plus tôt, il venait d’être père d’une petite fille sans état-civil. Il n’y a pas de bureaux à Gaza pour émettre des certificats de naissance.

    Un ami se précipite au secours de l’homme à terre et tente de le conduire à l’hôpital. Des tirs de snipers le prennent aussitôt pour cible. Quelques témoins essaient de l’emmener en passant par un autre chemin. Les tirs se rapprochent aussitôt. Entre-temps, Mahmoud Almadhoun a cessé de respirer. Le petit groupe enveloppe alors son corps dans une couverture et le ramène vers l’abri qui lui servait de logis. Cette fois, les snipers laissent faire. Ils savent que leur mission a été couronnée de succès.

    Un mot de plus à Gaza? Pas tout à fait. Mahmoud Almadhoun n’était pas le premier venu, c’était le cuisinier de Gaza. D’après son frère Hani, c’est pour cela qu’il a été ciblé individuellement. Son frère Hani explique :

    Son seul « crime » a été de ralentir le nettoyage ethnique du nord de Gaza grâce à ses efforts inlassables pour organiser l’aide, distribuer des repas et soutenir son entourage.[1]

    Carte de la bande de Gaza
    Carte de la bande de Gaza

    Dans le nord de Gaza la famine a commencé en 2023

    Il faut savoir qu’à Beit Lahiya ainsi que dans tout le nord de la bande de Gaza, la famine n’a pas commencé avec la rupture du cessez-le-feu de mars 2025. Elle dure depuis octobre 2023 quand Israël a ordonné l’évacuation du nord de Gaza. Depuis ce moment, l’entrée de nourriture et de carburant est interdite. L’alimentation électrique est coupée ce qui signifie que la station de dessalement du nord de Gaza ne fournit plus d’eau potable. Malgré cela, environ 300 000 Palestiniens ont refusé de quitter cette partie de l’enclave.

    Au cours de cet automne 2023, la famine a fait son apparition d’autant plus vite que les conditions de vie étaient déjà précaires. Une sœur de Mahmoud Almadhoun nommée Samah avait imaginé un moyen ingénieux pour lutter contre la pénurie : elle cuisinait de la nourriture pour animaux domestiques. Malgré cela, les plus faibles avaient commencé à mourir : nourrissons, personnes âgées. Telle était la situation quand, au mois de décembre, Mahmoud Almadhoun fut arrêté par une patrouille israélienne.

    Les forces d’occupation n’avaient rien contre l’individu en particulier. À l’époque, Mahmoud Almadhoun était propriétaire d’un magasin de téléphones mobiles. C’était un commerçant relativement prospère que la guerre avait réduit à une semi-inactivité. Non seulement son magasin avait-il été endommagé dans un bombardement, mais le réseau cellulaire connaissait des coupures répétées à cause de la destruction des tours et de la pénurie de carburant. Au demeurant, il n’y avait plus de téléphones mobiles à vendre à Gaza.

    Les soldats se contentèrent de déshabiller les hommes arrêtés ce jour-là et de les promener en sous-vêtements, les yeux bandés, pour les humilier en public. Les hommes suspectés d’activités de résistance à l’occupation étaient envoyés en détention en Israël, les autres relâchés 24 heures plus tard. Or, les Israélien n’avaient rien contre Mahmoud Almadhoun. Celui-ci confiera quelques mois plus tard au Washington Post :

    Nous, Palestiniens, comprenons que le seul but de ces pratiques est de nous humilier. De nous briser, de nous réduire au silence et de nous abaisser. Mais cela ne m’a pas brisé, et aujourd’hui, je me trouve sur le champ de bataille le plus meurtrier de Gaza : sur le front de la faim.[2]

    Monter au front de la faim : les repas à base d’alimentation animale préparés par sa sœur avaient préparé le terrain. Avec cette arrestation humiliante, ç’en était trop. Mahmoud Almadhoun bascula dans le camp de l’action. Il ne rejoignit pas les rangs de l’une ou l’autre organisation armée qui luttait contre l’occupant. C’était un homme d’affaires. Il décida de prendre le problème à l’envers et de créer sa propre organisation non pas pour tuer, mais pour nourrir les gens qui n’ont rien à manger, les empêcher de mourir.

    Faire la guerre oui, mais contre la faim

    Et c’est ainsi que dans les premiers jours de janvier 2024, Mahmoud Almadhoun puisa dans ses modestes économies et engagea un vendeur de riz cuit. Les deux hommes ont ainsi pu distribuer des repas à deux reprises, mais le vendeur déclara inopinément faillite. Mahmoud Almadhoun conçut alors le projet de cuisiner lui-même les repas destinés aux démunis – c’est-à-dire tout le monde dans le nord de Gaza. Il loua un espace ouvert chez un parent et acheta du matériel de cuisine.

    Gaza Soup Kitchen était née. Le premier jour, avec seulement quatre grandes marmites et un feu alimenté par du bois récupéré, Mahmoud Almadhoun aidé de sa mère, de Faten – une autre de ses sœurs – et de quelques voisins, a nourri 120 familles. Le lendemain, 150 familles ont pu manger à la nouvelle cuisine populaire de Beit Lahiya. La bonne nouvelle s’est répandue rapidement et la demande a explosé. À son apogée, Gaza Soup Kitchen servira 700 familles par jour, soit environ 3 000 personnes. Une goutte d’eau en comparaison de l’immensité des besoins, mais Gaza Soup Kitchen apportait aussi une sorte de fierté : voyez, ce que nous sommes capables de faire par nous-mêmes…

    La principale difficulté consistait bien sûr à se procurer des aliments. Pour le premier repas de Gaza Soup Kitchen, Mahmoud Almadhoun avait acheté des produits excédentaires aux agriculteurs locaux. Comme leurs courgettes étaient trop mûres, il avait dû les couper en petits morceaux et cacher le tout sous de multiples assaisonnements et une bonne couche de pâte de tomate. Le principe était d’acheter tout ce qui était possible localement – environ 5 % des fermes de l’enclave occupée sont encore en activité – et de se tourner vers le marché noir qu’en cas de dernière extrémité. 

    Avant le conflit, Beit Lahiya était considéré comme « le grenier à blé » et le cœur agricole du nord de la bande de Gaza, réputée notamment pour ses fraises qui étaient la culture emblématique de la ville. Bien sûr, les bombardements et l’utilisation massive de munitions avaient rendu la terre infertile, voire toxique dans certains secteurs. Les serres et les maisons agricoles avaient été méthodiquement rasées par les bulldozers israéliens. Quelques agriculteurs persévéraient pourtant à faire pousser de petites cultures de survie (comme des légumes dans des récipients de fortune).

    Mahmoud Almadhoun prépare des repas toujours végétariens mais toujours soigneusement calibrés de façon à prodiguer le maximum de valeur nutritive.
    Mahmoud Almadhoun prépare des repas toujours végétariens mais toujours soigneusement calibrés de façon à prodiguer le maximum de valeur nutritive.

    Mais écoutons plutôt Mahmoud Almadhoun expliquer comment la petite Gaza Soup Kitchen réussit à s’approvisionner :

    À l’aide d’une liste d’anciens contacts, je me suis mise en quête d’ingrédients de base tels que des pommes de terre, des carottes et des oignons, des denrées rares dont la plupart des habitants du nord ne peuvent que rêver. J’ai trouvé et payé des centaines de dollars pour des fagots de bois de chauffage, difficiles à trouver depuis qu’Israël nous empêche de nous approvisionner en combustible pour cuisiner. J’ai cueilli des légumes verts de saison comestibles comme la mauve commune et la bette sauvage, j’ai acheté des champignons en conserve pour ajouter des protéines à sept fois le prix habituel, j’ai acheté quelques sacs de tomates de contrebande à 27 dollars la livre…[3]

    L’argent difficile de Gaza Soup Kitchen

    Il y a des limites à ce que la simple volonté humaine peut accomplir. Il fallait de l’argent, toujours plus d’argent, pour faire fonctionner Gaza Soup Kitchen au fur et à mesure que l’étau israélien se resserrait sur la population. C’est alors qu’intervient l’autre « héros » de ce récit, à savoir le frère aîné de Mahmoud Almadhoun – Hani. Celui-ci vit aux États-Unis où il est directeur principal de la philanthropie à l’UNRWA-USA[4]. Titulaire d’une une maîtrise en administration publique et d’une licence en études internationales à l’université Brigham Young, il est parfaitement intégré dans la société nord-américaine.

    Impliqué dès le départ dans le combat contre la famine mené par son frère, Hani Almadhoun conçut l’idée d’utiliser la technique du crowdfunding pour réunir des fonds. Il lança une campagne sur la plateforme de financement participatif GoFundMe et l’argent se mit bientôt à entrer. Ce n’est pas tout : pour disposer des fonds, il fallait une structure légale. À cette fin, en juillet 2024, Gaza Soup Kitchen fut enregistrée aux États-Unis comme association à but non lucratif. Depuis lors, chaque matin, Hani Almadhoun transfère scrupuleusement 15 000 dollars à son frère…

    Transférer : c’est vite dit. La grande majorité des agences bancaires de la bande de Gaza ont été détruites ou rendues inopérantes. Israël bloque l’entrée de nouveaux billets, notamment de shekels (la principale devise locale)[5]. Pour effectuer son envoi quotidien, Hani Almadhoun doit utiliser à plusieurs plateformes numériques et applications de paiement. Comme chaque système impose des limites quotidiennes aux transferts, il faut donc recourir en parallèle à toute une série de méthodes différentes.

    Au moment de la mort de Mahmoud Almadhoun, la campagne de crowdfunding de son frère Hani avait réussi à réunir plus de deux millions de dollars, mais seulement la moitié avait pu être expédiée à Gaza Soup Kitchen. Cela ne signifie pas que l’organisation de Gaza avait reçu un million de dollars : les frais prélevés par les différents intermédiaires varient entre 25 % et 40 %, ce qui signifie qu’un transfert de 1 000 dollars peut ne rapporter que 600 dollars en espèces. Avec ce montant résiduel, il fallait acheter des aliments au marché noir à des prix eux-aussi gonflés par une spéculation prohibitive. 

    Vers une diversification des activités de sauvetage

    Une partie des fonds sert aussi à distribuer de l’eau potable et offrir une aide médicale car, dans certaines communautés, la faim provoque de nombreuses maladies chez les enfants : diarrhée, déshydratation anémie et même scorbut. Les personnes âgées aussi. Pour espérer manger à Gaza Soup Kitchen, les gens commençaient à faire la queue dès le petit matin. Or, il n’y avait qu’un service par jour : en fin d’après-midi. Il est arrivé plus d’une fois qu’une personne prise de vertige, s’effondre en attendant de recevoir de la nourriture. Il fallait alors la conduire à l’hôpital pour lui administrer une perfusion.

    Mahmoud Almadhoun décida alors d’ouvrir une clinique médicale prenant en charge jusqu’à 75 patients par jour et distribuant des produits de première nécessité comme du lait maternisé et des couches. Hani Almadhoun explique ainsi la démarche de son frère : « Sa vision ne se limitait pas à la survie ; il s’agissait de préserver la dignité et l’humanité. »[6] La diversification ne s’arrêta pas au domaine de la santé.

    À l’automne 2024, il a ouvert une petite école accueillant 560 élèves. De nombreux bâtiments scolaires ayant été détruits par les frappes aériennes israéliennes ou transformés en camps de réfugiés, la nouvelle école avait dû être aménagée par des volontaires dans un bâtiment commercial. Tout le mobilier avait été fabriqué à partir de débris ramassés dans les décombres.

    Sur le toit, il y avait un grand drapeau américain et une pancarte qui indiquait en hébreu et en anglais : « École. Ne bombardez pas, s’il vous plaît. » Le 3 novembre, l’armée israélienne a attaqué le bâtiment, laissant un trou dans le plafond et pulvérisant le mobilier à l’intérieur. Heureusement, il n’y avait personne dans le bâtiment au moment de l’explosion.[7]

    Pendant ce temps, Gaza Soup Kitchen continuait son expansion. Très vite après l’ouverture de la cuisine initiale à Beit Lahiya, Mahmoud Almadhoun avait ouvert un deuxième site à Rafah au sud de la bande de Gaza, c’est-à-dire à l’autre extrémité du territoire. Une autre de ses sœurs Niveen dirigeait cette cuisine avec une équipe entièrement féminine. L’afflux de réfugiés venus du Nord de l’enclave avait incité Niveen à ajouter plusieurs tâches à sa mission première, comme la distribution de vêtements achetés avec les fonds issus des campagnes de crowdfunding aux États-Unis.[8]

    Peu à peu, Gaza Soup Kitchen était ainsi devenue une bouée de sauvetage pour bien des gens qui avaient été laissés pour compte par la fermeture des organisations officielles des Nations-Unies, à commencer par l’UNRWA. Après Rafah, vint Sheikh Radwan, le camp d’Al-Shati, Al Nasr, Rimal et Al Saftawi… Mahmoud Almadhoun ouvrit dix nouveaux sites en moins d’un an avec pour seules limites, le manque de réserves alimentaires et l’argent américain qui entrait au compte-gouttes. L’ensemble employait désormais 45 personnes mobilisées nuit et jour dans un seul but : trouver des ingrédients pour empêcher les gens de s’affaiblir.[9]

    Ce n’est pas tout. Mahmoud Almadhoun documentait tout ce qui était accompli dans le cadre de Gaza Soup Kitchen. Tout était documenté, la cuisine, le ramassage du bois, la petite clinique, l’école détruite par les bombes : chaque fois qu’Internet le permettait, les images partaient pour les États-Unis où son frère Hani les mettait en ligne sur le site de l’association. Chaque clip se terminait toujours par la même formule de gratitude : «J’envoie cette vidéo avec amour et remerciements à mes amis aux États-Unis.»

    À mesure que les attaques israéliennes s’intensifiaient, le fonctionnement de la soupe populaire est devenu de plus en plus précaire. Dans les jours précédant sa mort, Mahmoud Almadhoun devait se résigner de livrer des repas à 200 à 250 familles par jour. Certains sites devaient fermer des journées entières ou fonctionner à capacité réduite. Pour compenser le ralentissement de son activité principale, il envoyait des produits à l’hôpital Kamal Adwan à destination des patients et du personnel médical. Il a même réussi à fournir de l’eau filtrée à l’unité de dialyse.[10]

    Mahmoud Almadhoun a-t-il été tué en raison même de son succès? C’est ce que pense son frère Hani. Les médias s’intéressaient à lui. Le Washington Post avait publié une lettre ouverte de lui. CNN l’avait interviewé. Les médias moyen-orientaux le prenaient comme symbole de la nouvelle résistance palestinienne. En empêchant les gens de mourir de faim, il se battait de la façon la plus efficace qui soit contre les buts de guerre de l’occupant, tel est le sens du commentaire d’Hani Almadhoun sur l’action de son frère : il ralentissait le « nettoyage ethnique ».

    Le combat continue

    Huit mois après la mort tragique de son fondateur, Gaza Soup Kitchen continue d’exister et d’opérer. L’organisation fonctionne maintenant sous la direction des membres survivants de la famille Almadhoun et d’amis fidèles. Hani Almadhoun continue de gérer les collectes de fonds depuis les États-Unis via ses campagnes sur la plateforme GoFundMe. Le montant des sommes recueillies s’élève aujourd’hui à 4,6 millions de dollars. Deux millions sont encore bloqués aux États-Unis et sont acheminés jour après jour au moyen de fintechs ou de procédés plus détournés, parfois sur le darkweb.

    Cependant, l’organisation fait face à des défis énormes. En juillet 2025, sur les 11 cuisines que comptait Gaza Soup Kitchen au moment de la mort Mahmoud Almadhoun, seulement cinq restent fonctionnelles. Certaines ne fonctionnent qu’à 70% de leur capacité en raison de la rareté croissante des ingrédients. Avec maintenant 60 employés, l’équipe est plus nombreuse que jamais. Samah Almadhoun est devenue l’une des chefs principales, elle est accompagnée de Faten Almadhoun et de leur mère. Leur mulukhiyah (soupe de légumes verts à feuilles) est meilleure que jamais. Malgré les aléas, le nombre de personnes secourues quotidiennement se maintient autour de 3 000.

    Le site web officiel de Gaza Soup Kitchen rend hommage à Mahmoud, décrivant comment il terminait toujours ses vidéos de remerciement à ses amis aux États-Unis en signant avec le mot arabe « Mostamreen » (مستمرين), signifiant « nous continuerons ». Son esprit vit à travers le : travail patient pour empêcher les gens de mourir poursuivi par une petite communauté à cheval entre Gaza et les États-Unis. Il est toujours possible de contribuer au financement de Gaza Soup Kitchen et n’oublions pas que c’est plus qu’une simple opération de secours alimentaire – c’est un symbole de résistance, de solidarité collective et d’espoir face à un monde bien souvent inhumain.

    Veuillez visiter le site de Gaza Soup Kitchen >>>   https://gazasoupkitchen.com


    [1] Hani Almadhoun, “Killing the Helpers”, The Nation, February 2025.

    [2] Mahmoud Almadhoun, “Our northern Gaza family will feed our neighbors — until we can’t”, The Washington Post, April 3, 2024.

    [3] Mahmoud Almadhoun, idem.

    [4] United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (UNRWA).

    [5] “Liquidity crisis: Israel’s financial blockade intensifies civilian suffering in Gaza”, Euro-Med Human Rights Monitor, 25 April 2025.

    [6] Hani Almadhoun, idem.

    [7] Nir Hasson, “Within a Month, the Israeli Army Has Destroyed What Remained of Gaza’s Education System”, Haaretz, November 27, 2024.

    [8] Raya Jalabi and Malaika Kanaaneh Tapper, “Eid in Gaza: ‘The only thing to celebrate is that we’re still alive’”, Financial Times, April 10, 2024.

    [9] Nilanjana Gupta, Rakan Abdel El Rahman, “GoFundMe-backed Gaza Soup Kitchen struggles to feed starving Palestinians as supplies run out”, MSN, July 25, 2025

    [10] Sana Noor Haq and Abeer Salman, “They killed him on the spot. Israel targeted Gaza soup kitchen chef in drone attack, brother says”, CNN, December 4, 2024.

    juillet 30, 2025
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