Comment un livre choc sur la question palestinienne a été sauvé de la censure

Compte rendu de l’ouvrage de Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Éditions La Fabrique, Paris, 2024, 396 pages

par Jean-Guy Rens,

Montréal, 14 juin 2024

L’affaire Ilan Pappé a commencé en catimini : à partir de novembre 2023 les libraires français ne recevaient plus d’exemplaires du livre intitulé « Le nettoyage ethnique de la Palestine ». Or, depuis les attentats terroristes du Hamas le 7 octobre, la demande avait bondi pour cet ouvrage des éditions Fayard, même s’il datait de février 2008 – pas exactement une publication d’acualité. Il s’agissait d’une analyse de fond.

Ilan Pappé est professeur d’histoire et directeur du Centre européen d’études palestiniennes à l’Université d’Exeter (Grande-Bretagne). Il fait partie de qu’on appelle en Israël le groupe des « nouveaux historiens ». Son grand apport consiste à avoir examiné les documents des archives israéliennes et internationales des années 1948 et 1949 qui ont présidé à la création de l’État hébreu et à la fuite concomitante d’environ 700 000 Palestiniens.

Mais pourquoi les éditions Fayard ont-elles suspendu sans explication un tel ouvrage? Quand les médias français ont contacté l’éditeur, ils se sont fait répondre que « le contrat était caduc depuis le 27 février 2022. La maison a donc acté, le 3 novembre 2023, sa fin d’exploitation. »[1] Interrogée par un libraire, la directrice de Fayard Isabelle Saporta, précisera que la maison d’édition était soumise à « une pression croissante pour limiter l’expression de “voix discordantes” en France ». [2]

Depuis lors, la directrice a été licenciée.[3] Impossible de savoir quel est le rôle de l’affaire Ilan Pappé dans ce licenciement, mais il faut quand même préciser que Fayard est le fleuron du groupe Hachette. Or, ce dernier venait précisément de passer à l’automne 2023 sous l’égide de Vincent Bolloré qui affiche un parti-pris ouvertement conservateur dans tous les médias qu’il contrôle (Havas, Canal+, CNews, etc.).

Que faire avec ce livre orphelin? Un éditeur est immédiatement monté au front pour préserver la liberté d’expression mise en péril par les grandes manœuvres de l’industrie du livre[4]. Il s’agit des éditions La Fabrique fondées par Éric Hazan pour servir d’ancrage à une gauche indépendante et, bien entendu, à la cause palestinienne. Signalons qu’il s’agit de la dernière bataille livrée par Éric Hazan menait puisqu’il décédait le le 6 juin dernier.

Bataille gagnée : le 10 mai 2024, le livre sortait enfin en librairie. Or, il fallait une bonne dose de courage pour reprendre un tel titre. En effet, son auteur Ilan Pappé décrit dans le détail comment l’armée de l’État d’Israël alors en voie de formation a chassé les habitants palestiniens de leurs villages et détruit leurs maisons pour qu’ils ne puissent jamais y revenir, le tout sous les yeux des observateurs impuissants des Nations unies.

Les choses se passaient selon un scénario bien rodé. Les troupes israéliennes encerclaient un village sur trois côtés. Un tank ou un camion pénétrait dans le village avec des haut-parleurs et intimait l’ordre aux habitants de sortir de leurs foyers. Les hommes étaient séparés des femmes et comparés à une liste. Ceux qui avaient fomenté entre 1936 et 1939 des révoltes contre l’immigration des juifs étaient abattus. Les autres pouvaient rejoindre les femmes et les enfants qui fuyaient par le chemin laissé libre.

Au total, cette histoire se répète dans 400 villages qui sont détruits et dans les quartiers arabes des grandes villes qui sont vidées de leur population. Cette histoire répétitive et lamentable s’inscrit en faux contre le narratif officiel de l’État israélien qui veut que les Palestiniens se soient enfuis en désordre pour répondre aux appels des radios arabes des pays voisins qui les auraient incités à fuir le nouvel État d’Israël.

Ilan Pappé montre au contraire que la déportation des Palestiniens a été organisée dans ses moindres détails dans un plan appelé Daleth adopté le 10 mars 1948 à Tel Aviv. Des spécialistes des affaires arabes avaient monté des listes de personnes à exécuter pour les punir rétroactivement d’avoir participé à des émeutes sous le Mandat britannique et du même coup terroriser le reste de la population et la contraindre à s’enfuir.

Non content d’avoir vidé le pays de ses habitants et de s’être emparé de leurs terres fertiles – et non pas un désert comme le veut la légende noire répandue par le discours dominant – les envahisseurs israéliens se sont efforcés de transformer le paysage, ainsi qu’Ilan Pappé nous le signale dans une introduction lapidaire :

Comme vous le verrez dans ce livre, les observateurs de l’ONU ont enregistré assez méthodiquement la transformation spectaculaire de ce paysage typique de la Méditerranée orientale que constituait alors la campagne palestinienne en un kaléidoscope de nouvelles colonies juives entourées de pins européens et de gigantesques systèmes de canalisations asséchant les centaines de ruisseaux qui parcouraient les villages — effaçant un panorama qu’on ne peut guère plus imaginer aujourd’hui que depuis quelques recoins relativement préservés de la Galilée et de la Cisjordanie.

L’ouvrage d’Ilan Pappé soulève un coin du rideau opaque qui a recouvert la Palestine au moment de l’indépendance de l’État d’Israël. On découvre non seulement les exactions encourues par la population palestinienne, mais aussi comment une idéologie européenne – le sionisme – a effacé la mémoire historique, topographique et même géographique de ce vieux pays méditerranéen où une population musulmane vivait jusque-là en bonne entente avec des minorités de chrétiens et de juifs autochtones.

Oui, les Éditions de La Fabrique ont fait œuvre utile en publiant le livre d’Ilan Pappé – ils ont sauvé pour notre plus grand bénéfice un texte essentiel pour comprendre notre temps. Précisons que « Le nettoyage ethnique de la Palestine » n’est pas un pamphlet. C’est un ouvrage historique qui s’appuie sur un travail méticuleux effectué à partir des archives nationales israéliennes et de sources aussi indiscutables que la correspondance du père de l’indépendance d’Israël, David Ben Gourion.


[1] Hocine Bouhadjera, « L’ouvrage controversé sur la Palestine trouve un nouvel éditeur », Actualitté, 20 décembre 2023.

[2] Didier Monciaud, « Censure d’un livre en France en 2023 dans le contexte de la guerre à Gaza ! », Presse-toi à gauche, 21 mai 2024.

[3] Véronique Groussard, « Hachette : après Saporta virée de Fayard, Bolloré ne s’arrêtera pas là », Le Nouvel Obs, 16 avril 2024.

[4] En fait, il faut dire deux éditeurs. En effet, La Fabrique a travaillé conjointement avec les éditions de la Rue Dorion à Montréal qui publiait au même moment la version canadienne de l’ouvrage.

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