Pourquoi la Russie est l’ennemi parfait

par Arnaud Dotézac

24 heures, Lausanne,

5 octobre 2018

ANALYSE L’Otan et ses «partenaires pour la paix» se mobilisent militairement contre un pays qui n’a ni les moyens ni l’intention de nous envahir. A qui profite vraiment la menace russe?

Il ne se passe pas une semaine sans qu’une information menaçante ne parvienne de Russie. Après la réunification prétendument illicite de la Crimée, voici le feuilleton de la liquidation ratée du traître Skripal, la subversion des choix démocratiques grâce à Sputnik et au site Russia Today, le soutien aux eurosceptiques, l’empoisonnement suspect du mentor des Pussy Riot, ou encore l’interférence, réussie et d’autant plus inadmissible, contre le renversement du président syrien.

Méga-entraînement en Norvège

Avec tout cela, il n’est pas étonnant que l’Otan et ses «partenaires pour la paix» soient sommés de réarmer, de se prépositionner et d’additionner les exercices militaires en continu, aux frontières de la Russie. Le prochain méga- entraînement réunira près de 40’000 soldats du 25 octobre au 7 novembre en Norvège, avec des missions aériennes dans le ciel d’une Finlande qui s’«otanise» à grands pas, outre une présence maritime en mer Baltique, juste en face de l’enclave russe de Kaliningrad. Rien d’étonnant non plus à ce que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et d’autres à venir fassent voter des lois destinées à censurer les chaînes russes précitées.

Que pèse un budget militaire de 50 milliards de dollars face aux 716 milliards du Pentagone?

Pourtant, à y regarder de près, certaines choses clochent. Certes, la Russie dispose du plus important stock d’armes nucléaires de la planète, ne cesse d’innover (cyberguerre, vecteurs hypersoniques, etc.) et de moderniser ses capacités conventionnelles. Mais tout de même, avec son budget militaire qui se maintient autour des 50 milliards de dollars, que pèse-t-elle face à un Pentagone qui vient de se faire allouer 716 milliards pour 2019? Un pays quia supporté 5600 milliards de dépenses de guerre depuis les attentats du 11 septembre! Et si on y ajoute les budgets des pays membres de l’Otan, qui cumulent près de 220 milliards supplémentaires et dont Trump exige qu’ils mettent encore la main à la poche? D’où vient cette nécessité absolue de se mobiliser militairement contre une Russie qui n’a ni les moyens ni l’intention de nous envahir?

Le tabou chinois

Ceux qui brandissent la menace russe sont évidemment les mêmes qui réclament des crédits faramineux et qui justifient l’un par l’autre. Malheureusement pour la Russie, elle est le parfait client car les Etats-Unis n’ont rien à perdre avec elle, compte tenu notamment du bas niveau de leurs échanges commerciaux, de la dépendance de la Russie au dollar et de la sociologie d’une russophobie toujours facile à ranimer, comme l’a démontré le journaliste Guy Mettan dans son dernier ouvrage (Russie-Occident, une guerre de mille ans, 2015).

Tel ne serait pas le cas pour la Chine, non pas tant au regard de sa renaissance militaire évidente, mais du fait de sa participation au financement du Pentagone. Car les milliers de milliards qui sont versés au complexe militaro industriel américain ne sont pas financés par l’impôt, mais par la dette et notamment les bons du Trésor souscrits en masse par la Chine. La Chine, grand argentier du Pentagone, voilà bien un sujet tabou.

Ceux qui brandissent la menace russe sont évidemment les mêmes qui réclament des crédits faramineux.

En tout cas, ce ne fut pas le lauréat d’un Prix Nobel de la paix anticipé qui changea les choses. Barack Obama se contenta de quelques réallocations budgétaires dès sa prise de fonction en 2009, lesquelles n’allèrent toutefois pas sans créer de lourdes frustrations, notamment au sein de l’armée de terre. L’arrêt brutal du faramineux plan de modernisation de l’infanterie à 340 milliards de dollars et qui avait déjà coûté plusieurs dizaines de milliards avant même de commencer, passa ainsi très mal. Il s’agissait d’un métasystème si complexe pour le Pentagone que même la conception du cahier des charges fut confiée aux fournisseurs eux-mêmes, lesquels bouclaient ainsi la boucle de leur propre rente structurelle. Pour contrer Obama, le Pentagone se chercha donc un nouveau «gap» à rattraper. Il fut conventionnel et informationnel, puis baptisé «guerre hybride». Et c’est ainsi qu’on réactualisa la menace russe.

Simple concurrente

Dès le début du second mandat Obama, à l’été 2012, un premier conflit annonciateur de la suite éclata en Ukraine, lorsque le parlement adopta une loi protégeant la langue russe comme langue régionale. Un an et demi plus tard, le président pro-russe Ianoukovitch était renversé et la Russie commençait à voir les troupes otaniennes se déployer à ses frontières, tandis que son économie subissait les sanctions unilatérales américaines, illégales en droit international mais loyalement relayées par celles de l’Union européenne, de la Suisse et de quelques autres clients américains, le tout au nom des valeurs de la démocratie libérale.

Il en est une pourtant, de ces valeurs, qui est constitutive de la «construction européenne»: celle de la libre et loyale concurrence. Pour la garantir, le droit de la concurrence, aussi bien européen qu’américain, prohibe strictement l’abus de position dominante, c’est-à-dire l’utilisation de moyens qui permettent au leader du marché de ne jamais être rattrapé dans son hégémonie. Quant à l’usage de la contrainte ou des campagnes de délégitimation, elles sont autant de circonstances aggravantes.

Lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine en juillet dernier à Helsinki, Donald Trump s’interdisait de pointer la Russie comme «ennemi» mais la désigna comme simple «concurrente». Si ce n’est pas lui qui ordonna la poursuite de l’abus militaire de position dominante des Etats-Unis contre la Russie, ce ne peut donc être que le Pentagone. Ce dernier ne fait alors que démontrer, une fois de plus, l’étendue de son autonomie et de sa puissance privée.

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