Quo vadis Europa ?

Réflexions en marge de la crise ukrainienne

par Thomas Andres

juriste

Genève, 18 février 2022

Dans le texte qui suit, je ne vise nullement à prendre position sur la crise en cours mais à contrebalancer les partis pris sommaires dont nous abreuvent les médias en rappelant notamment certaines données historiques trop souvent méconnues en Occident mais omniprésents chez les dirigeants russes.

Sans remonter à ses sources antiques ni à ses origines au haut moyen-âge, la genèse de la nation russe dans les premiers siècles du premier millénaire s’est opérée autour de Kiev, ce qui a laissé des traces dans la perception que les Russes ont de l’Ukraine. Bien entendu, ces circonstances n’emportent nulle conséquence juridico-politique dans les relations internationales de nos jours mais peut-être devraient-elles nous permettre de nous représenter la place que l’Ukraine occupe dans l’imaginaire des Russes.

La crise qui envenime les relations de la Russie avec l’OTAN, donc avec les Etats-Unis, hérite d’un long contentieux avec l’Occident comme le retrace le titre même de l’ouvrage de Guy Mettan : Une guerre de mille ans…

Le siècle dit des lumières n’a guère fait que renouveler l’incompréhension et la méfiance des Européens. Certes, le tsar Pierre le Grand leur avait inspiré quelque respect et une certaine admiration, tant son règne et son œuvre avaient été remarquables. Mais en même temps, il était décrit comme un personnage grotesque et barbare, sorti tout droit des fins fonds de l’Asie. Par la suite, le regard porté sur cet Empire ne s’est guère amélioré. 

En France notamment, nonobstant les relations qu’un Diderot entretint avec Catherine II, les écrivains tendaient à considérer que la Russie ne pouvait faire partie du monde civilisé. C’est Victor Riqueti, Marquis de Mirabeau qui le premier utilisa dans un ouvrage le néologisme de civilisation, par opposition au terme de barbares, réservé aux sauvages des colonies. Ce mot ayant fait florès, il fut très vite utilisé à l’encontre de la Russie.

Par la suite, les Anglais emboitèrent le pas aux Français. Ils ne se contentèrent pas de porter un regard péjoratif et condescendant sur les Russes, ils émirent des critiques assez virulentes à l’encontre de cette nation barbare.

A partir de la moitié du XVIIIe, les grandes nations européennes ne pouvaient plus ignorer qu’il fallait compter avec la Russie dans le concert des nations. Les sentiments ont alors connu comme une mutation. L’Empire euro-asiatique a été parée d’une menace, le terme d’ogre lui fut accolé ; il est encore utilisé de nos jours.

Les Russes, peuple fier, à l’instar de ceux du reste de l’Europe, ne pouvaient que se sentir humiliés par ces attitudes hautaines et hostiles qui prévalent encore aujourd’hui.

A partir du début du XIXe siècle, la Russie a été agressée par ses voisins d’Europe occidentale qui ont tenté de l’envahir et ont guerroyé sur son sol, sans qu’elle les eût provoqués d’une quelconque façon. 

C’est d’abord la France de Napoléon 1er qui envoya ses armées le 24 juin 1812 conquérir le pays semant destructions et désolations, avant de connaître la déroute que l’on sait. 

Quelques années plus tard, en 1853, Français, Anglais et Turques s’en sont à nouveau pris à la nation Russe, cette fois par le sud, lors de la guerre de Crimée.

Après le coup d’Etat des Bolchéviks dirigés par Lénine, éclata une terrible guerre civile. Là encore, Français, Anglais et Américains comptaient bien profiter du chaos qui y régnait pour s’approprier à bon compte quelques morceaux de choix. Les Français et les Anglais visaient le sud, de la Mer Noire au Caucase, les Américains, une partie de la Sibérie. 

Le 12 juin 1941, l’Allemagne hitlérienne entama l’invasion de l’URSS, donc de la Russie. Le but final fut le même que celui de Bonaparte 129 ans auparavant. Les résultats furent catastrophiques pour le Führer autant qu’ils l’avaient été pour l’Empereur.

Toutes ces guerres, que la Russie n’a jamais voulues, ni initiées, lui ont coûté des dizaines de millions de morts et des destruction inimaginables. Pour la seule guerre de 1941-1945, l’Union soviétique a payé un tribut de 27 millions de morts, dont quelque 17 millions pour la Russie.  

Les Russes, comme tous autres peuples, ont un sens aigu de l’histoire et n’oublient pas les outrages subis. 

Dès 1945, les Etats-Unis assimilèrent l’Union Soviétique à l’Empire du mal. Cette vision quasiment théologique pouvait être soutenable sous l’ère de Staline, mais elle ne l’était plus guère à partir des années 70 et plus du tout à partir de 1991. N’en déplaise à certains nostalgiques qui persistent à rêver du monde bipolaire du siècle dernier, la Russie actuelle est fort éloignée de celle qui faisait partie de l’Union Soviétique et Poutine n’a rien à voir avec Staline. 

Lors de l’implosion de l’Union Soviétique, les Occidentaux se sont fort mal comportés. Une fois encore, les Américains imaginèrent pouvoir y faire leurs emplettes, comme dans un supermarché au moment des soldes, en s’appropriant à tout le moins une partie des gisements énergétiques de la Russie. 

C’était l’époque où le Président Bush père garantissait à Gorbatchev que l’OTAN n’allait jamais s’étendre aux anciens pays membres de feu l’Union Soviétique. Certes cette promesse était orale, mais elle fut énoncée en présence de témoins. Par la suite, les Américains la décrétèrent nulle et non avenue du fait qu’elle n’avait été qu’orale. 

Dès lors, comment s’étonner que le Président Poutine ait tiré les leçons de ces fourberies et qu’il conçoive désormais quelque méfiance à l’égard des Américains comme de leurs alliés européens de l’OTAN et qu’il leur demande à présent des engagement écrits ?

C’est sous le Président Eltsine que l’Ukraine est devenue un Etat pleinement souverain, ce que le Président Poutine n’a jamais contesté. Cependant, en 2014, une importante communauté russophone vivait en Ukraine ; elle constituait même jusqu’à 70% de la population de la Crimée.  En 2013, le Président Ianoukovytch, russophone, refusa de signer l’accord d’association entre son pays et l’Union européenne. Cette décision suscita de grandes manifestations hostiles au Gouvernement qui entraînèrent la chute de Ianoukovytch et sa fuite en Russie. 

On sait à présent que, à partir de 1991, les Etats-Unis financèrent, par l’intermédiaire de multiples ONG, des groupes politiques hostiles au gouvernement en place. La diplomate américaine Victoria Nuland, qui a joué, et joue encore un rôle de premier plan dans le jeu diplomatique américain en Ukraine, reconnut le 13 décembre 2013, à Washington, qu’entre 1991 et 2013 les Etats-Unis avaient financé les opposants au pouvoir en place à hauteur d’environ 5 milliards de dollars. Après le coup d’Etat de 2014, les nouveaux dirigeants s’avérèrent farouchement pro-Occidentaux et s’employèrent à éradiquer toute trace russe du territoire, notamment en interdisant l’usage de la langue russe dans la sphère publique, donc notamment dans l’administrations et dans les écoles. En réaction, la région du Donbass s’embrasa et la Crimée, qui avait le statut de région autonome, déclara son indépendance et décida par referendum son rattachement à la Russie, laquelle reconnut la validité de ce référendum et annexa la Crimée qui avait été russe jusqu’au milieu du XXe siècle.

Depuis l’éclatement de l’Union soviétique, les relations entre la Russie et l’Ukraine ont certes connu des hauts et des bas, mais à aucun moment le Président Poutine n’a montré la moindre velléité d’annexer son voisin.

Pour ce qui est des relations des Etats-Unis avec la Russie, elles sont nettement plus conflictuelles. A bien des égards, pour Washington, la Russie reste l’Empire du mal. La Maison Blanche estime avoir, à tout le moins, un droit de regard sur ce qui se passe en Europe, particulièrement dans les relations des pays est-européens avec Moscou et elle a activement poussé l’Ukraine à miser sur l’OTAN. Nonobstant la propagande américain, l’OTAN reste une organisation militaire avec une politique agressive en mains américaines et les pays membres de cette organisation sont condamnés au suivisme comme ils l’ont constamment démontré, notamment en Afghanistan. 

Dans cette optique, il y a lieu, me semble-t-il, de contester la pertinence et la validité de la vision manichéenne des relations internationales posant d’une part la Russie comme unique responsable des tensions, du moins en Europe, et de l’autre les Etats européens, tous épris de paix, de démocratie et des droits de l’homme.

De tous temps, les Etats-Unis ont montré une forte propension à se mobiliser contre des ennemis, intérieurs ou extérieurs. S’il n’y en a pas, alors on les crée. La Russie a le triste privilège de l’être à demeure. Alors ils la diabolisent à outrance en utilisant à fond les légendes noires : Poutine, le Staline du XXIe siècle, serait en train de militariser son pays à marches forcées. Seulement il se trouve que le budget militaire des Etats-Unis s’élève à 760 milliards de dollars, tandis que celui de la Russie culmine à 83 milliards. Qui plus est, si on entreprend de coller sur une mappemonde d’une part des petits drapeaux américains sur tous les territoires abritant des troupes américaines et d’autre part des petits drapeaux russes sur ceux abritant des troupes russes, force est de constater que la disparité est au mieux du même ordre qu’en matière de budgets militaires.

A mon avis, le Président Russe est un homme rationnel, doublé d’un redoutable joueur d’échec, froid et calculateur, raison pour laquelle il ne se laisse pas aller à une aventure dont il connaît pertinemment les risques. Certes, il a massé des troupes à sa frontière ouest, mais il y est chez lui. Les raisons de ce déploiement sont connues. Ce n’est pas l’Ukraine seule qui est en jeu ; avec cette démonstration il vise davantage encore les Etats-Unis. N’oublions pas que la crise de Cuba, en 1962, avait les mêmes causes : l’implantation par les Américains de missiles à longue portée avec des ogives nucléaire sur sols italien et turc. Souvenons-nous aussi de la cynique mise en scène du Secrétaire d’Etat américain Colin Powell à l’ONU en 2003, au sujet des armes de destruction massives qu’aurait détenues l’Irak de Saddam Hussein. 

Aujourd’hui, les Etats-Unis claironnent à longueur de journées que la Russie va envahir l’Ukraine dans les jours à venir, sans que rien ne se passe. Sur un plan purement opérationnel, j’incline à penser qu’il s’agirait en l’espèce d’une mission impossible. Vouloir déplacer des divisions de blindés, dont chaque unité pèse entre 5 et 30 tonnes, dans des bourbiers de terrains lourds, gras et détrempés par le dégel du printemps imminent est une opération vouée à l’échec. 

Il me semble que ce sont les Etats européens qui détiennent la clé pouvant mettre un terme à cette situation ubuesque. Cependant, aussi longtemps que les nations européennes ne trouveront pas le courage de prendre leur destin en main et continueront de se laisser dicter leurs conduites par les dirigeants de Washington, un dialogue constructif avec la Russie restera impossible. 

Il ne faut pas être naïf, le Président Poutine n’est de loin pas un enfant de chœur : il défend becs et ongles les intérêts de la Russie. Parler de paix n’est peut-être pas très réaliste, mais arriver à un modus vivendi apaisé est parfaitement dans le domaine du possible. Le préalable serait toutefois que les Américains laissent les Etats Européens régler leurs relations avec leur grand voisin eurasiatique.  

Pourvu que le Président Poutine continu à garder son sang-froid et ne se laisse pas entrainer par le belliqueux va-t-en guerre du Président Biden !

L’ancien Secrétaire d’Etat Américain, Henry Kissinger, que l’on ne pourra pas soupçonner de faire de l’anti-américanisme primaire, a écrit le 5 mars 2014 dans une tribune du Washington Post : “Les Etats-Unis devraient éviter de traiter la Russie comme un pays aberrant auquel il faut enseigner patiemment des règles de conduite établies par Washington”.

Bibliographie sommaire sur la Russie :

Arrigon, Jean-Pierre, Une histoire de la Russie, Paris, Perrin, 2020.

Carrère d’Encausse, Hélène, L’Empire d’Eurasie, Paris, Fayard, 2005-Six années qui ont changé le monde, la chute de l’Empire soviétique, Paris, Fayard, 2015.

Eltchaninoff, Michel, Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris, Actes Sud, 2015.

Jevakhoff, Alexandre, La guerre civile Russe, Paris, Perrin, 2017.

Jouanny, Jean-Robert, Que veut Poutine ? Paris, Seuil, 2016.

Kissinger, Henry, A la Maison Blanche 1968-1973, tome 1 et 2, Paris, Fayard, 1979.

Mettan, Guy, Russie-Occident, une guerre de mille ans, Ed. Des Syrtes, 2015.

Roca Barera, Maria, Imperofobia y leyenda negra, Madrid, Siruela, 2018, (pages 93ss.).

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