Quelques réflexions sur la fracture actuelle de la société américaine

par Thomas Andres

Genève, novembre 2022

Les obsèques de la Reine Elisabeth II d’Angleterre avaient quelque chose de fascinant. Cette mise en scène grandiose dégageait un air du passé lointain, d’un pays qui a une longue, très longue histoire à raconter. En Europe, la Grande Bretagne n’a de loin pas le monopole d’un passé riche et glorieux. Ces passés qui nous ont forgés et qui ont créé nos identités sont plus vivants que nous voulons bien l’admettre. 

Deux nations européennes ont durablement marqué les Amériques, les Espagnols et les Anglais. En Amérique du nord, les premiers colons anglais se recrutèrent surtout parmi les dissidents de l’anglicanisme qui aspiraient à vivre leur foi sans concession. Cependant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les treize colonies britanniques qui créèrent les Etats-Unis en 1776 se heurtèrent aux colonies constitutives de la Nouvelle France qui allait de la Louisiane à l’actuelle province du Québec ainsi qu’à une partie occidentale de l’actuelle province d’Ontario. La Nouvelle France catholique, qui rassemblait les colonies françaises d’Amérique du nord, était bien moins peuplée que la Nouvelle Angleterre mais elle avait, semble-t-il, noué avec les nations amérindiennes des liens plus profonds que ceux que les colonies britanniques entretenaient avec les indigènes. Des conflits surgirent entre les colonies anglaises et françaises qui culminèrent pendant la Guerre de sept ans (1756-1763) et aboutirent au triomphe britannique en Amérique comme en Inde et en Europe. 

Pendant les siècles suivants, arrivèrent d’abord des Irlandais, des Ecossais puis une multitude d’individus venus de toute l’Europe et même d’Asie. Les uns et les autres débarquèrent avec leurs traditions et leurs cultures respectives. Pas plus que les autorités anglaises n’avaient réussi le faire par le passé, les nouveaux Etats-Unis d’Amérique n’eurent pas les moyens d’imposer leurs lois, et moins encore leurs us et coutumes, à cette foule bigarrée. Certes les descendants des premiers colons de l’Empire britannique gardaient-ils la persuasion d’être supérieurs comme s’ils avaient été prédestinés à diriger les autres. Toujours est-il que dans ces immensités les immigrés se sont naturellement regroupés selon leurs diverses provenances sans vraiment chercher à créer une société homogène. Chaque groupe a cultivé sa culture, souvent avec beaucoup de ferveur, alimentée par la nostalgie de la contrée que leurs ancêtres ou eux-mêmes avaient quittée. 

Un autre trait caractéristique des immigrants réside dans la lecture très particulière de l’Ancien et du Nouveau Testament. Pour eux, les autochtones, des animistes, n’étaient que des sauvages, donc pas pleinement des humains, cette qualité étant réservée aux chrétiens. Lorsqu’ils empêchaient les nouveaux venus de se déployer à leur guise, ils furent éliminés sans autre forme de procès et sans préoccupation morale. Cette négation de la pleine reconnaissance de la qualité humane chez autrui caractérise aussi le sort réservé par la suite aux dizaines de milliers d’esclaves importés d’Afrique.    

            Très tôt, des animosités entre les diverses communautés sont apparues et peu à peu une scission s’est opérée entre le nord, protestant et très britannique et le sud, souvent catholique et avec des composantes germaniques et latines ; scission qui allait avoir des conséquences dramatiques lors de la guerre civile de 1861. C’est plus tard que des hommes d’affaires fortunés et bien formés, venus de Grande Bretagne, se sont installés sur la Côte est et ont imposé leurs critères.

Ces mêmes colons britanniques se sont rebellés en 1773 contre l’Empire à cause des impôts exorbitants que Londres exigeait d’eux. C’est une taxe prélevée sur le thé venant de Chine et importé par la Compagnie des Indes Orientales via la Grande Bretagne qui déclencha les hostilités. En guise de protestation, les habitants de Boston ont jeté par-dessus bord une cargaison de thé. Ce mouvement se nommait, et se nomme toujours, le Tea Party. C’est un jeu de mots : TEA comme Taxed Enough Already déjà suffisamment imposé. Ce conflit marqua le début de la Guerre et aboutit à la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 et la création des Etats-Unis.

Les fondateurs de la nouvelle nation étaient bien entendu des Anglais installés dans le Nord du pays. C’étaient des entrepreneurs aisés, instruits, protestants et bien souvent membres des francs-maçons.  Ils avaient une vision et une conception de la société très éloignée des cultivateurs du Sud, pour lesquels ils n’avaient que mépris. Ces derniers voulaient bien faire partie du nouvel État, mais ils ne voulaient en aucun cas se soumettre aux diktats venus du nord. Puisqu’aucune des parties n’était disposée à faire une quelconque concession, l’affrontement était programmé et la fameuse Guerre de Sécession commença en avril 1861. Quatre années plus tard, en avril 1865, après des batailles meurtrières, ceux du nord se sont déclarés vainqueurs et ils imposèrent sans ménagement leurs lois aux sudistes. 

 La société américaine n’était pour autant pas apaisée et les rancœurs persistèrent, comme le démontre l’assassinat du Président des Etats-Unis, Abraham Lincoln, quelques jours après la fin des hostilités en avril 1865.  Il faut le répéter, du début du XVIIème siècle jusqu’en 1776 la majeure partie de l’Amérique du Nord était en fait une zone de non-droit. Y régnait la loi du plus fort, une sorte d’état de nature à la Hobbes et même après la création des Etats-Unis, la mise en place d’un Etat de droit fut difficile et compliquée. Le fameux Far West, tant chanté, narré, filmé et enjolivé, est là pour nous le rappeler.

            Il est intéressant de noter que la Constitution de 1791 contient 10 amendements. Le premier assure la totale liberté religieuse, la liberté d’expression, celle de la presse et la liberté de se rassembler pacifiquement. Le deuxième est le droit pour la population de constituer des milices bien organisées pour contribuer à la sécurité de l’État et le droit pour chacun de porter une arme. Ces deux premiers amendements attestent la valorisation de la religion et de la liberté individuelle qui s’étend jusqu’au droit de se faire soi-même justice. Aujourd’hui, tant le premier que le deuxième amendement sont plus vivants que jamais. 

            Une très vieille recette pour fédérer une société complexe aux composantes disparates et à bien des égards antagonistes, est de devoir faire face à un ennemi commun ; peu importe qu’’il soit réel ou imaginaire, qu’il soit interne ou venu de l’étranger, pourvu que la menace soit ressentie comme telle. L’Empire Espagnol était tout désigné pour tenir ce rôle. En s’en prenant à lui, les dirigeants pouvaient poursuivre plusieurs buts. Ils désignaient un ennemi à combattre et ils s’autorisaient à consolider les structures de leur armée et à accroître leurs territoires. Ce fut d’abord le tour du Mexique en 1848 ; les États-Unis l’emportèrent et annexèrent ce qui est aujourd’hui le Texas, la Californie et en tout un territoire de 1’300’000 kilomètres carrés. Vint la prise de Cuba en 1898 puis celle des Philippines en 1899.  Incorporer ces conquêtes prenait du temps et occupait les habitants.  

Au début de XXème siècle, avec l’avènement des deux guerres mondiales, l’ennemi était bien réel et l’union sacrée se fit spontanément. A partir de 1945, il prit la forme d’une idéologie. Ce fut le début de l’hystérie anti-communiste qui culmina dans les années 1950 avec le maccartisme. Le nouvel ennemi létal était d’autant plus redoutable qu’il sévissait non seulement à l’intérieur du pays, mais menaçait toutes les nations. Au même moment, les États-Unis, par la bouche de leur Président Harry Truman, se sont autoproclamés les défenseurs et les garants du monde libre.   

La Corée est devenue la première croisade anti-communiste, suivie de bien d’autres par la suite. Pour mémoire, la Corée était aux mains des Japonais de 1910 à 1945.  Après la reddition des Japonais, le pays fut scindé en deux, à la hauteur du 38ème parallèle. Le Nord avait comme force d’occupation l’Union Soviétique et le Sud l’Armée américaine. Au mois de juin 1950 des troupes du Nord envahirent le sud, ce qui provoqua l’intervention des États Unis. Les affrontements ont pris fin en 1953 et la partition du pays est celle que nous connaissons aujourd’hui encore.

            A la même époque, la France s’engagea en Indochine dans une lutte sanglante mais vouée à l’échec contre les mouvements indépendantistes d’obédiences communiste. Lors des accords de Genève du mois de juillet 1954, le Vietnam fut coupé en deux : au Nord communiste s’opposait le Sud pro-occidental. Ces mêmes accords reconnurent par ailleurs leur indépendance au Laos et au Cambodge. De suite, les Américains se sont immiscés et ont mis en place, à Saïgon, un gouvernement fantoche. Son incompétence, son incurie et la corruption massive suscitèrent des heurts de plus en plus nombreux.  Pour soutenir le régime, les États-Unis expédièrent successivement des moyens, tant financiers que matériels, mais surtout des experts militaires en grand nombre. Nonobstant ces aides, la situation devint de plus en critique et Washington prit la décision d’une intervention directe. Encore leur fallait-il invoquer dans l’arène internationale un motif tant soit peu crédible. C’est ainsi que les Etats-Unis affirmèrent que l’un de leur destroyer, l’USS Maddox, avait été attaqué par trois torpilleurs du Nord Vietnam le 2 mai 1964 et que ce même bâtiment avait à nouveau subi une attaque alors qu’il avait été rejoint par l’USS Turner Joy, deux jours plus tard, le 4 mai. Ces incidents permirent au Président Johnson d’obtenir du Congrès le feu vert pour aller bombarder le Vietnam du Nord. C’était le début de l’effroyable guerre du Vietnam. 

Toutefois, en 2005, après que les documents de cet épisode furent déclassifiés, il s’est avéré que tout cela n’avait été qu’une mise en scène, montée de toute pièce par le NSA (National Security Agency) et que l’intervention du Président des Etats-Unis devant le Congrès avait été rédigée des mois avant les motifs allégués. Peu importe, l’important était que le pays avait eu un ennemi à combattre. Puis, il y eut l’Iran en 1979 avec l’éviction du Shah par l’Ayatollah Khomeiny et la prise d’otages des membres de l’Ambassade Américaine à Téhéran. La tentative de libérer les otages par les forces spéciales de l’Armée américaine se solda par un retentissant fiasco. Le 2 août 1990 débuta la première guerre du Golfe, en Irak. Là également, le monde a pu voir les services américains à l’œuvre. Les fameux témoignages de cette jeune fille en pleur et de ce gynécologue atterré, à la suite des vols de couveuses dans les hôpitaux de Koweït City par les troupes irakiennes et les assassinats des nouveaux nés, ont fait le tour du monde et ému au plus profond les membres du Conseil de Sécurité de l’ONU. Par la suite il s’est avéré que ce sont les personnels des hôpitaux qui ont eux-mêmes mis les couveuses en sécurité et qu’il n’y avait pas eu d’assassinats de nouveaux nés. Au surplus, le fameux gynécologue s’est révélé être un dentiste qui n’avait strictement rien vu et la jeune fille n’était autre que la fille de l’Ambassadeur du Koweït à Washington, par ailleurs issue de la famille royale. 

Quelques semaines après l’attentat du 11 septembre 2001 à New York, les États-Unis commencèrent à bombarder massivement l’Afghanistan car ce pays montagneux était considéré comme le sanctuaire des auteurs de l’attaque. Les Américains ont su convaincre leurs partenaires de l’OTAN de créer une coalition et de prendre part à cette intervention. Vingt ans après, les opérations se sont soldées par un échec cuisant et au mois de septembre 2021 les États Unis se sont retirés d’un jour à l’autre, laissant derrière eux misère, désespoir et destructions. 

Quant à la deuxième Guerre du Golfe, en Irak, du mois de mars 2003, elle a aussi eu comme justification un mensonge. Qui ne se souvient pas de l’intervention du Secrétaire d’Etat Colin Powell devant le Conseil de Sécurité de l’ONU avec sa fiole contenant une arme biologique de destruction massive ? Très vite il apparut que tout cela n’était qu’une sinistre mise en scène, pour justifier une intervention militaire dont, à ce jour,  les plaies ne sont toujours pas refermées. Son originalité, si l’on peut dire, résidait dans le fait qu’il étrennait une nouvelle “doctrine stratégique”, terriblement dangereuse, la “ légitime défense préventive”. La liste pourrait être poursuivie avec la Somalie (1992), la Lybie (2011) ou encore la Syrie (2011). A chaque fois ce sont des mises en scènes fallacieuses qui ont servi de justificatifs aux interventions militaires.

            Après ce bref survol, où en sommes-nous aujourd’hui ? Les ennemis extérieurs existent toujours et ils ont pour noms la Russie et la Chine principalement, sans oublier le Vénézuéla et quelques autres pays. Celà dit, bien des citoyens américains ne croient plus aux discours qui pointent des ennemis partout – la recette est usée jusqu’à la corde et fonctionne de moins en moins bien – ils se rendent clairement compte que leurs Présidents successifs ont été obnubilés par la volonté de maintenir coûte que coûte l’hégémonie mondiale des États Unis, et ils sont fatigués de ces croisades horriblement coûteuses – des milliers de milliards de dollars – inutiles et mortifères avec des centaines de milliers de morts.

Sur le plan intérieur, une grande partie de la société américaine est tout autant fanatisée et fractionnée qu’il y a deux siècles ; le fossé entre démocrates et républicains semble s’être encore accru et on a l’impression que la situation échappe à l’actuel locataire de la Maison Blanche. D’ailleurs, aucun de ses prédécesseurs ne s’est engagé à fond pour tenter de colmater les brèches et les disparités intérieures entre le monde rural et les régions industrialisées qui sont abyssales, sans parler des problèmes intrinsèques aux centres urbains. Depuis les années 1980, les grandes entreprises industrielles ont délocalisé leurs centres de production sous des cieux économiquement plus prometteurs, créant ainsi des millions de chômeurs. Tout celà avec la bénédiction des autorités. Aujourd’hui, les discours sur les bienfaits de la mondialisation tombent dans le vide, dans la mesure où la population n’en perçoit souvent que le côté négatif. La fameuse “roast belt”, la “ceinture de la rouille” des villes désindusrialisées est une triste réalité.  S’ajoute à cela, que la grande bénéficiaire de cet exode industriel, la Chine, est aujourd’hui présentée moins comme une concurrence que comme une réelle menace pour l’économie américaine. 

Quant aux agriculteurs, ils n’arrivent plus guère à produire ni à exporter leurs produits. L’industrie agricole a lessivé les sols et les engrais ne parviennent plus leur restituer la productivité d’antan.  Au fils des ans, les nappes phréatiques ont été asséchées, dans bien des régions l’eau manque cruellement et la désertification menace. A cela s’ajoute que d’autres grands producteurs très compétitifs sont arrivés sur les marchés internationaux. La Russie et l’Ukraine sont devenus les leaders mondiaux dans le domaine céréalier. Pour ne rien arranger, les citoyens moyens qui triment pour survivre supportent de plus en plus mal l’insolence ostentatoire des milliardaires car ils savent très bien que ces fortunes se sont faites sur leurs dos. Ce qui les révoltes le plus, c’est que ces oligarques, car c’est de cela dont il s’agit, soient adulés par la classe politique.

            La masse des citoyens, se sent abandonnée, délaissée par ceux-là mêmes qui avaient promis de les soutenir. La société se paupérise, ce qui crée un climat délétère, qui s’est manifesté dans un sondage effectué au mois d’août de cette année, duquel il ressort que les 40% des Américains craignent que dans les années à venir ne débouche sur une guerre civile. Au demeurant, la société américaine paraît contradictoire, car une grande partie de la population est bigote, mais elle fait preuve d’un cynisme déconcertant car peu encline à la tolérance, elle pratique la violence sans retenue aucune. Peut-être la clé de de cette contradiction et de quelques autres réside-t-elle dans la sous-estimation dominante du rôle fédérateur que tient l’ennemi russe ou chinois non seulement dans la politique étrangère de Washington mais surtout dans la psychologie sociale des Américains : sans l’existence de l’Ennemi et la formidable mobilisation militaro-industrielle et diplomatique qu’il autorise et justifie quelles convergences subsisteraient-elles entre Démocrates et Républicains ?  

Un commentaire sur “Quelques réflexions sur la fracture actuelle de la société américaine

  1. Je suis en désaccord complet avec la conclusion: « Cela dit, bien des citoyens américains ne croient plus aux discours qui pointent des ennemis partout – la recette est usée jusqu’à la corde et ne fonctionne de moins en moins bien. » Au contraire, jamais la machine de propagande des États-Unis n’a mieux fonctionné qu’aujourd’hui. Tout les médias en chœur crient leur haine de la Russie et plus curieusement de la Chine pourtant refermée sur elle-même dans sa lutte contre le Covid. Il est impossible de prononcer sans le faire précéder d’un qualificatif comme le « boucher » ou « le tueur ». Nous vivons dans un monde conditionné au quart de tour pour haïr et s’il le faut guerroyer.

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